L’arrivée de la facturation électronique obligatoire pour les entreprises à partir de 2024 et plus généralement d’une augmentation des contrôles transactionnels en continu (CTC) est imminente. Il est légitime de s’interroger sur les racines culturelles qui permettent à nos entreprises d’accueillir ces changements, sur le regard différent de nos voisins anglo-saxons qui questionnent leur rapport au Léviathan, et sur les opportunités qui peuvent concilier ces deux approches pour plus d’harmonisation.
L’ingérence de l’Etat dans le secteur privé est perçue différemment selon les cultures et les traditions juridiques et économiques. Les pays anglo-saxons, issus de la tradition de la Common Law, avec une plus grande confiance en la jurisprudence, et dont la culture économique libérale encourage l’indépendance entrepreneuriale, voit d’un mauvais œil cette numérisation de l’administration fiscale. À contrario, les pays de Droit Civil comme ceux d’Europe continentale, davantage habitués à se reposer sur des normes établies et à ne pas s’étonner d’une demande de visibilité complète de la part des autorités, acceptent cette évolution qu’ils jugent globalement positive. Mais où se loge la racine de ces divergences et surtout quelle approche mettrait tout le monde d’accord ?
Quelles résistances dans les pays de Common Law ?
Ceux qui ont déjà abordé le sujet des contrôles transactionnels en continu avec des anglo-saxons, pourraient témoigner de leur surprise et de leur inquiétude à l’idée d’une telle ingérence étatique dans la vie économique du secteur privé.
Alors qu’en Europe continentale, les entreprises ont intégré que l’administration fiscale aura accès à leurs documents, le sujet de la numérisation de l’impôt demeure délicat au Royaume Uni. Aussi, depuis son divorce avec le Royaume-Uni et la fin de l’influence juridique de Londres sur Bruxelles, l’Union Européenne a accéléré cette transition en accordant des mandats de facturation électronique à ses pays membres et entamé les discussions autour des CTC.
En matière d’efficacité, les entreprises des pays de Common Law tendent à privilégier l’importance du processus de bout-en-bout, et non pas celle du document soumis, tandis que dans les pays de Droit Civil, la tradition notariale pousse à protéger le document avant tout. C’est un fait d’ailleurs confirmé par la probable adoption prochaine du nouveau règlement eIDAS 2, qui élargirait le périmètre des services de confiance explicites et surveillés, y compris le concept “d’archivage numérique à valeur probante” des documents commerciaux (notamment), pour une sécurité juridique et physique renforcée des entreprises et des citoyens. En d’autres termes, une entreprise française jugera que de protéger ces documents en les transmettant au fisc ne peut qu’apporter plus de garanties de conformité fiscale, là où une entreprise britannique sera culturellement programmée pour estimer que même si les données fournies sont correctes, ce n’est pas le rôle du fisc de suivre chaque transaction ou communication commerciale et le processus peut mal se passer.
On peut observer que dans les pays de Common Law, l’idée de la facturation électronique est acceptée autant que celle des CTC rebute. Le Royaume Uni a longtemps encouragé l’automatisation libre des échanges entre entreprises. En parallèle de cet engagement politique de stimuler l’émergence de chaines d’approvisionnement numérisées, nos voisins n’ont pas mis en place les CTC mais, depuis environ cinq ans, l’administration fiscale britannique a recours au numérique pour le prélèvement de la TVA.
Automatisation, développer une approche plus opportuniste et entrepreneuriale
Ce que l’on peut reprocher à l’approche des pays de Droit Civil, n’est pas tant de pêcher par “confiance aveugle“ en l’État, que de ne pas avoir su percevoir en cette automatisation des contrôles autre chose qu’un processus de digitalisation de l’impôt, là où se loge une opportunité de s’appuyer sur l’automatisation des processus B2B pour optimiser leurs processus commerciaux et donc leurs bénéfices.
Un exemple éclatant d’une approche insuffisante est constitué par l’Amérique latine, pionnière de la facturation électronique, où les démarches fiscales sont automatisées mais les supply chain des entreprises sont laissées pour compte. Or, sans politique explicite pour faire bénéficier les entreprises de l’investissement public dans la normalisation des documents commerciaux et l’automatisation des échanges entre entreprises et administration fiscale, dépourvue de stimuli, l’entreprise n’en percevra pas les avantages économiques.
Dans les pays de Common Law, le phénomène est complètement inverse : il commence par les bénéfices économiques, puis il intègre la sphère fiscale. C’est peut-être ce qui nous permettra de dire dans une vingtaine d’années que nos différences culturelles sont surmontables.
La recherche de l’intérêt
Le Royaume-Uni, désormais désengagé de Bruxelles, pourrait appliquer cette approche plus opportuniste à son écosystème entrepreneurial puis à son administration fiscale et en tirer des avantages plus immédiats que ne le font les pays de l’UE. Si l’administration fiscale britannique voulait profiter de sa nouvelle liberté vis-à-vis de l’UE et monétiser la transition numérique de son administration fiscale, un modus operandi prêt à l‘emploi existe ; il est entièrement basée sur l’expérience et serait extrêmement bénéfique tant pour les entreprises que pour le fisc.
L’UE, de son côté, a lancé un vaste programme intitulé VAT in the Digital Age, et a lancé une consultation du marché, sollicitant de nombreuses parties-prenantes qui ont apporté leur contribution. Les avis sont unanimes quant au besoin de plus d’organisation. Cela donnera à la Commission les éléments nécessaires pour formuler une opinion assez tranchée sur la façon dont la directive sur la TVA doit être utilisée pour piloter les CTC.
Des deux approches, l’une de matrice libérale et favorable à une ingérence limitée de l’Etat dans le secteur privé, et l’autre, accoutumée à l’omniprésence étatique, aucune n’a jusqu’à présent pleinement exploité les opportunités que l’automatisation offre aux entreprises. Pourtant, la recherche de l’intérêt économique, par l’adoption des CTC comme conséquence de l’adoption plus large de l’automatisation des processus commerciaux B2B en entreprise, avec ses promesses de bénéfices économiques, pourrait avoir raison de siècles de tradition car comme l’écrit Adam Smith dans Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, paru en 1776 : “Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt”.