Lire pour apprécier ce qui suit Le DRH du monde doit en avoir
Le restaurant est gonflé de voix, une toile cirée jaune moutarde couverte d’une nappe en papier, un relent de beurre roussi et d’ail vient de la cuisine. C’est le Lipp du pauvre. Une brasserie à vague ressemblance avec celle du boulevard Saint Germain. Etudiant, je fréquentais ce Lipp populaire. Aujourd’hui, c’est un rite qui rappelle le bon temps du quartier Latin, une manière d’arrêter le temps. Pour une fois, elle est arrivée la première et m’attend en lisant le Monde du soir.
– Alors comment va ton ministère ?
– J’ai fait une connerie…On devrait l’appeler ministère du chômage plutôt que de l’emploi….j’y crois plus
– ??..
– Je suis prise dans un système débile. Pole Emploi te dit, 10 % de la population active est au chômage, c’est faux, il y en aurait au moins 9 millions, si tu ajoutes les chômeurs invisibles, allocataires du RSA, non inscrits découragés, temps partiels subis…
– Où veux-tu en venir ?
– Simple, sur 28 millions d’actifs, 6 millions sont fonctionnaires ou agents publics de sociétés contrôlées par l’Etat, La Poste, SNCF, EDF…. Donc la population active privée, susceptible de perdre son emploi, est de 22 millions, donc notre taux de chômage est de 40 % de la population active du secteur privé…
Elle y va fort. On passe commande, elle poursuit:
– Un chômeur, tu sais ce que c’est ?
– Quelqu’un qui n’a pas de boulot…
– Pas si simple, 3 conditions : être sans travail, disponible pour travailler, à la recherche d’un travail. Chômage ne signifie pas absence de travail, mais absence d’emploi rémunéré régulièrement.
– Tu es bien pessimiste ce soir.
– … La France est la meilleure usine au monde à fabriquer de la matière grise et à la laisser en plan…. 180 000 cadres sans job, cela va exploser ! Le chômage coûte des milliards d’euros…. On marche sur la tête, et les technocrates qui raffinent : temps plein mais de manière discontinue, ou temps partiel sur une longue période, différent si tu l’as choisi et le subis… C’est devenu un vrai business, et mon chef qui me dit que le chômage crée des emplois, vive le chômage !
– Qui vit à combattre un ennemi a intérêt à le garder en vie, disait Nietzsche.
Elle boit un long trait de vin et reprend.
– Et moi, j’appartiens à ce chômage business, experte es chômage… J’y crois plus ! Je croyais changer les choses !
– Pendant ce temps, moi, j’ai du mal à trouver des cadres.
Une odeur de chocolat chaud vient de la table voisine.
– Qui par exemple ?
– En ce moment, j’ai un poste DRH…
Elle me regarde en face en souriant
– Cela m’intéresse … avant d’être au ministère j’ai été DRH d’une Société d’Economie Mixte
– Cela n’est pas pour toi… ils ne veulent pas de femmes
– Qui Ils ?
– Le patron de Monde…
– Parce que….
Je pousse les assiettes et sur la nappe en papier, dessine l’organigramme du quotidien. Nous voilà partis dans un échange. Elle pose mille questions, au point que je me rends compte que je n’ai pas bien analysé le poste. A leur pertinence, je découvre chez mon amie des compétences que j’ignorais.
– C’est un poste pour moi !
– Tu as deux handicaps rédhibitoires : tu es une femme et tu es mon amie.
– C’est dégueulasse…
Pendant un moment, j’échafaude dans ma tête toute une histoire pour trouver une solution, puis repensant aux exigences du patron je renonce à lui donner de faux espoirs.
Les jours qui suivent, de nombreux DRH défilent dans mon bureau. Arrive le jour tant attendu de la présentation des candidats, au bout de la matinée, aucun ne plaît, le patron du Monde se lasse d’écouter l’histoire d’autres entreprises. La seule qui l’intéresse, c’est celle de son journal. Vers 19 heures, c’est la bérézina. Le dernier candidat parti, il se tait.
– Des couilles molles, voilà ce que vous m’avez présentées !
Alors qu’il enfile son manteau, je me lance :
– J’ai encore quelqu’un …
– Il est tard….
– Une femme…très bien.
– Vous ne manquez pas de culot ! Une femme qui en aurait ! Je voudrais bien voir çà… crache- t-il en enlevant son manteau.
Il s’installe de nouveau, accepte un verre et reçoit mon amie. Dans mon bureau, j’ai peur. Le plus beau client, Le Monde, je suis entrain de me planter. L’entretien dure, 21 heures… Je suis mal. Soudain j’entends des pas, une porte claque. Le patron entrouvre la porte du bureau :
– Désolé, j’y vais … ah… au fait, vous avez raison, elle les écrase tous, je la revois demain pour signer.
Cette femme fait une carrière réussie, connaît les plus grandes joies : la vie d’un journal prend aux tripes. De grandes plumes, les ouvriers du Livre au AKA festifs, les «unes» guettées dans le monde entier. La fierté de porter une partie du prestige planétaire du quotidien… La DRH du Monde en avait et en a eues.
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