Depuis un mois je recherche un directeur pour un palace des Caraïbes. La première condition : avoir dirigé un hôtel, le must serait un antillais. J’en rencontre à Paris. Rien de bien fameux. Des directeurs d’hôtels qui confondent cabinet de recrutement et agence de voyage. Entre les candidats des iles anglaises et ceux de la Guadeloupe et de la Martinique, il y a de quoi faire une semaine d’entretiens sur place.
Quand le 747 se pose j’ai un pincement de coeur. 10 ans de ma vie sont dans cette île. La moiteur, la foule, le brouhaha joyeux du créole. Le taxi fait son métier : restos, boites de nuits, excursions, balades en bateau avec langoustes flambées au rhum…
La voiture emprunte un tronçon d’autoroute qui n’existait pas. Le temps a passé. Toujours là les champs de canne sous les alizés, les cocotiers, les maisons coloniales. Arrivé à l’hôtel, le Créole Beach, le temps de prendre une douche et je me retrouve avec mon ami Destrellan chez Yoyo, un bar antillais en bord de plage fréquenté par les autochtones.
– Un CRS ? Tu n’as pas oublié C pour citron, R pour Rhum et S pour Sucre…
Il fait chaud. Un ventilateur ronronne au plafond. La bouteille de rhum vole d’une main à l’autre. Les verres se remplissent. A la première gorgée, l’alcool me brûle. La mer est là, le crépuscule rouge orange, l’alizé me caresse, le piment des acras complète ce retour en arrière. Un meringué cadence l’ambiance sur une piste improvisée où des corps collés se déhanchent.
– Rien n’a changé, dis je en m’asseyant à la table où on commence à nous servir le repas.
– Au contraire, le béton envahit les plages, le nègre devient raciste, et le rhum a doublé de prix…
Un homme s’arrête à notre table et salue mon ami. Il s’assoit, prend un verre et se prépare un ti punch.
– Kao fe, timal, je te présente mon blanc préféré, dit-il en me montrant. Voilà Jo Siobud…
L’antillais ne me plaît pas. La première impression est toujours la bonne, surtout si elle est mauvaise. Trapu, tout en rondeurs, le visage de couleur châtaigne, une sècheresse dans l’oeil. Il avale cul sec son rhum, frotte du dos de la main sa petite barbe et nous quitte sans autre politesse.
– Le patron du syndicat des indépendantistes…
– Pas sympa…
– Dangereux ! Il tient l’île, la semaine dernière il a bloqué le pont de la Gabarre pendant 5 jours, on commençait à manquer de carburant, tiens je t’en sers un, ajoute-t-il sans attendre ma réponse.
J’aimerais que le temps s’arrête sur l’instant : le tohu-bohu du restaurant, l’amitié, l’alcool, la nuit lourde et étouffante qui me fait une douce peur. Un coup de vent secoue le restaurant, le grondement lourd d’un orage lointain menace, puis un éclair balafre le ciel. Les lumières de la gargote clignotent et une pluie lourde se met à tambouriner les tôles du toit. Nous courons sous les trombes d’eau jusqu’à la voiture.
Le temps a redémarré. Après une nuit noire détrempée, je vais me baigner avant d’attaquer mes entretiens. Arrivé dans le hall, des cris, des voix babillent, des gens se disputent en créole. Le désordre parmi les clients. Les portes de l’hôtel barricadées, la sortie vers les plages barrée par des tables et des chaises entassées, et une haie de noirs en treillis. L’agressivité est dans l’air. Je ne comprends pas ce qui se dit. Certains s’agrippent, échangent des coups et s’insultent. Des femmes de chambres se blottissent sous l’arbre du voyageur qui trône dans le hall. Glapissements de joie, rires, chuchotements de désapprobations. L’hôtel luxueux devenu bunker capharnaüm. Pris en otage par une bande d’excités. Soudain résonne une voix dans le haut-parleur de l’hôtel.
– Ici Jo Siobud ! L’hôtel est occupé par le SSAI, (Syndicat des salariés antillais indépendants) – des ovations couvrent sa voix – personne ne peut sortir, nous réclamons comme directeur de l’hôtel un directeur qui soit antillais, et en plus guadeloupéen, la Guadeloupe aux guadeloupéens !!
Des applaudissements éclatent et une biguine tonitrue dans le haut parleur. Aux Antilles on séquestre en musique.
Deux heures plus tard, je me retrouve avec le propriétaire de l’hôtel atterré :
– Vous avez intérêt à me le trouver, ce directeur antillais. 300 clients en otage ! Des millions perdus ! Maintenant vous me suivez, j’ai rendez-vous avec les excités.
L’ambiance de la salle de réunion est minérale. Au bout de la table, à la place du président de séance, Siobud, entouré de sa garde rapprochée. On s’assoit de l’autre côté. C’est bien celui que j’ai vu hier dans la pénombre du bar.
– Nous voulons un antillais…
– Nous n’en avons pas, hasarde le propriétaire, et puis la décision…
– Vous êtes ici en Guadeloupe….
– Je suis le propriétaire… rétorque-t-il
– De l’hôtel, pas de la Guadeloupe… de toutes façons on occupe les lieux.
– Vous détruisez votre outil de travail…
– Je défends mes frères contre l’oppression du blanc…
Manifestement le propriétaire s’y prend mal. Je le connais bien, il démarre une conversation sans jamais rien dire d’important et laisse les choses dans le flou, pour ne pas s’engager… Je décide d’intervenir.
– Il est déjà difficile de trouver un directeur tout court, qu’il soit métropolitain ou antillais…
– Qui êtes vous ?
– Le recruteur…
– On n’a pas besoin de vous, et si on devait prendre un recruteur ce serait un antillais….
Les yeux animés de moquerie il se lève et décrète :
– Je suis au bar, et j’attends un directeur antillais…
Le propriétaire est pris de panique.
– Vous les connaissez vous, vous avez vécu ici ? Et puis, c’est votre mission, trouver un directeur d’hôtel. Débrouillez vous. Je dois repousser mon départ.
Je le laisse et sors. L’hôtel est sens dessus dessous. Le personnel antillais mange et boit devant les clients figés de peur. Un service d’ordre reçoit des bouteilles. Me voilà au pied du mur. L’aventure commence quand on arrive : l’inattendu, l’improbable, la route inconnue. Deux jours dans la chaleur sans se baigner, assigné à résidence dans ma chambre, prisonnier d’une meute abrutie d’alcool. En fait mieux vaut agir, tenter, expérimenter, insister, chercher, à un moment les choses viennent.
Un homme fait irruption et éructe :
– Jo veut te voir….
– Où ça ?
– Où çà ? Où çà ? Au QG ? Au bar ! Amène-toi.
Bousculé dans les couloirs pleins de chants improvisés, de beuveries, de plaisanteries, je zigzague entre les grévistes qui me narguent. La plupart des inquiétudes sont liées à des craintes qui ne se concrétisent jamais. J’ai peur de ce qui va arriver à ce QG envahi de bouteilles.
Siobud dodeline de la tête et sourit. L’odeur de rhum empoigne l’atmosphère.
– Tu me l’as trouvé mon antillais….?!
– Vous choisissez la couleur ou la compétence ?
– Seul un antillais est légitime à diriger un hôtel antillais !
– Alors faites mon boulot ! Moi je vais à la plage !
– Tu n’es pas venu ici pour voler notre soleil !
– Alors faisons les entretiens ensemble….
– ??
– Vous assisterez à tous les entretiens avec les candidats…
Siobud me sert un punch.
– Ouais! ça me plait ton truc! Et le blanc à fric qui fait dans son froc, il va marcher ? s’inquiète-t-il en nous servant de nouveau, tiens bois, on marche pas sur une seule jambe.
Enhardi par le punch je me lance :
– J’en fais mon affaire à deux conditions…
– Dis toujours…
– Un, vous êtes témoin, vous ne dites rien, je fais mon boulot, vous, vous restez muet…
– Ca va être dur !! et la deuxième ?
– Vous évacuez l’hôtel…
Un silence. On dirait qu’il se mure dans la méfiance. Cela dure longtemps, il me regarde, avale plusieurs gorgées.
– C’est toi que j’ai vu hier soir avec Destrellan. Un blanc qui va au bar de Yoyo avec Destrellan, moi, je le crois !
– Alors, vous faites évacuer l’hôtel ?
D’un geste martial il appelle sa garde rapprochée postée derrière lui. Un homme s’approche. Il murmure quelques mots. Aussitôt, les grévistes se regroupent, dégagent les tables et les chaises entassées devant l’allée qui mène à la plage, et déguerpissent. Siobud se lève et me tend la main
– Entre nous, ça tombe bien qu’on quitte les lieux, y avait plus de rhum à l’hôtel…. Alors à demain, pour les entretiens ! Et il disparaît en titubant derrière les hibiscus de la terrasse.
“Le noms des personnes, des entreprises et des lieux ont été changés.”
Pour lire la suite La nuit du chasseur