De Tocqueville à Peyrefitte en passant par Konrad Lorenz
Dans la première moitié des années soixante-dix, lorsque j’étais étudiant en Ecole de Commerce, on nous enseignait en matière de géostratégie que l’Afrique serait le premier continent à émerger du sous-développement dans les toutes prochaines années, suivie par l’Amérique latine, et enfin l’Asie. A la même époque, à l’encontre des opinions généralement admises, Alain Peyrefitte publie « Quand la Chine s’éveillera », et faisait preuve d’une prescience et d’une lucidité remarquables, anticipant la tendance qui s’affirme aujourd’hui dans une économie globalisée.
A la même époque, Konrad Lorenz publie « Les huit péchés capitaux de notre civilisation », dans ce livre, il dénonce les fléaux qui depuis se sont accentués, mais surtout ce qu’il appelle « la tiédeur mortelle de notre civilisation ». Enfin, cent quatre-vingts ans plus tôt, Alexis de Tocqueville écrit « De la Démocratie en Amérique », dans cet ouvrage, suivant une logique quasiment mathématique, il analyse les mécanismes selon lesquels la démocratie devrait nous mener à la société de consommation, au matérialisme, aux guerres mondiales, à la prédominance du monde industriel et au déclin du monde agricole, à une culture de la facilité et du fast-food et, pour finir, à l’amollissement des peuples, menant à l’immobilisme mou du gouvernement des nations démocratiques. Nostradamus n’a pas réussi à faire aussi bien. Nous sommes rendus aujourd’hui à la réalisation de ces anticipations.
Un but : reprendre le flambeau et anticiper l’évolution du siècle
Le défi consiste non pas à prédire ce qui est un fait : ce siècle est celui de l’Asie, et le restera, mais il consiste plutôt à anticiper ce que cette domination peut signifier pour cette nouvelle civilisation globale, et accessoirement pour les Européens, qui n’ont pas vocation à être des acteurs majeurs dans ce processus. Plutôt que mon professeur de géostratégie d’il y a quarante ans, essayons de faire preuve de la même lucidité que Peyrefitte. L’espace de cet article ne suffit pas à développer tous les aspects de la possible évolution du siècle. J’espère néanmoins qu’il interpellera suffisamment pour servir à ouvrir un débat.
Le basculement culturel et économique en cours n’est pas anodin. La Chine était la première puissance mondiale, en termes de PIB, jusque dans les années 1880. A cette époque, les USA lui ont ravi la première place. Les choses sont en train de rentrer dans leur ordre millénaire. Toutefois, les conséquences sont d’un autre ordre aujourd’hui : la puissance US s’accompagnait d’une culture et de valeurs finalement pas très différentes de la culture européenne, alors que les cultures asiatiques sont basées sur des valeurs très différentes de celles qui prévalent en Europe.
De la même façon, les mœurs qui ont cours actuellement en Chine ne correspondent pas a celles de la Chine éternelle : des décades de communisme extrême, la révolution culturelle, ont en quelque sorte remis à zéro les compteurs de l’ensemble des références traditionnelles. Les politiques de répression de la culture, de l’individualisme, le nivellement général par le bas, ont favorisé le développement d’une corruption cynique et d’une agressivité soupçonneuse.
Même si la Chine est le géant asiatique, les autres pays de la région ont une personnalité propre et un poids économique non négligeable: le Japon souffre des mêmes maux que l’Occident, amolli par sa démocratie. La Corée est un partenaire important. Et surtout, l’Asie du Sud-Est est un vecteur fort de modernisme, où se rencontrent des influences multiples : chinoise bien sur, mais avec des valeurs restées telles qu’avant le Maoïsme ; musulmane aussi, mais une religion musulmane plus tempérée, plus tolérante que dans la plupart des pays du Moyen-Orient ; européenne enfin, mais une Europe qui en serait restée à l’époque de son dynamisme innovateur et créatif.
« Les USA sont la seule nation qui soit passée de la barbarie à la décadence sans connaitre la civilisation. »
Cette phrase vacharde et injuste, correspond aux aphorismes provocateurs dont était coutumier Clémenceau. Provocatrice, donc générant un débat. Il est frappant de retrouver cette citation dans les écrits de deux génies qui ont puissamment contribué à développer une civilisation US authentiquement différente des civilisations européennes : Franck Lloyd Wright et John Steinbeck – qui, dans « A l’Est d’Eden », met cette phrase dans la bouche du fidèle majordome chinois – tiens, tiens. Il est plus que temps pour les pays appartenant à la tradition démocratique occidentale de l’admettre : le modèle a vécu, et il faut l’adapter en faisant preuve de pragmatisme : en reconnaissant la prééminence du modèle asiatique – qui n’a pas encore de nom. Un modèle qui ne sera pas démocratique selon la définition traditionnelle que nous y attachons, qui ne sera pas non plus totalitaire, mais qui empruntera aux deux, avec une forte influence culturelle asiatique, pragmatique, autoritaire, cynique surement, et très enthousiaste. C’est ce qui nous manque le plus.
L’Asie, maître du monde