Lame de fond du monde entrepreneurial, l’éthique a fini par émerger comme une valeur de référence. La recherche de l’intérêt général et la défense active de certains principes sont désormais des facteurs de pérennisation d’activités autrefois exclusivement centrées sur la rentabilité.
Entreprendre et risquer sont plus que jamais synonymes. L’étude des défaillances et sauvegardes des entreprises en France pour le troisième trimestre 2022 menée par le cabinet Altares est sans appel : près de 9 000 défaillances, pour un total de 38 000 sur douze mois. Soit, précise l’étude, une hausse de 69%, « un taux jamais observé en plus de 25 ans ». Aux États-Unis, la période du Covid a vu naître le phénomène dit de la Great Resignation, avec de nombreux employés qui ont décidé de quitter leur emploi. Les difficultés économiques des entreprises s’en sont d’autant plus accrues. Les principales raisons, rapportées par le Pew Research Center, sont de faibles salaires, l’absence de perspectives d’avancement, ainsi que le sentiment d’être méprisé. Mais émergent aussi des préoccupations pour le « sens » donné à l’emploi et à l’activité en général, en plus du respect de « principes » qui irriguent de plus en plus la société. Cet ensemble de facteurs pousse de plus en plus de sociétés vers de nouvelles pratiques et l’intégration d’une dimension éthique dans leur fonctionnement. « Nombre de multinationales et de PME affirment que le capitalisme doit contribuer à rendre la société meilleure » déclare Afshin Mehrpouya professeur à HEC. D’autres, principalement des acteurs indépendants, ont fait de l’éthique leur credo dès leur création. Cette question n’est pas un « plus », une simple façon de mener les affaires différemment, l’éthique est à la base de la conception du projet entrepreneurial. Alexandre Garese dirigeant d’un fond d’investissement explique ainsi que « chez Kouros [Investment] l’éthique est notre guide d’action, nous nous devons d’incarner les valeurs que nous véhiculons : primat des parties prenantes sur le seul profit, et vision à long terme matérialisée par un actionnariat actif ». Pour Alexandre Garese, il s’agit bien de deux angles complémentaires dans un monde entrepreneurial en mutation : intégrer l’ensemble des stakeholders et voir « loin », pour agir en conséquence.
Au service de l’intérêt général… et de l’économie
Latent depuis plusieurs années, le concept de stakeholder capitalism – ou capitalisme des parties prenantes – supplante d’ailleurs progressivement celui du shareholder capitalism, le capitalisme des actionnaires. En 2019, le PDG de JPMorgan Chase, Jamie Dimon, a déclaré lors de la Business Roundtable que les entrepreneurs investissent désormais dans leurs employés et leurs communautés. Marc Benioff, chairman et co-PDG de Salesforce, annonçait quant à lui que le capitalisme exclusivement lucratif appartenait désormais au passé : « […] le nouveau genre de capitalisme qui émerge se distingue de celui de Milton Friedman, qui consiste juste à faire de l’argent ». De manière plus large, cet entrepreneuriat, que l’on peut qualifier d’éthique, se caractérise entre autres par un bon service client, l’investissement dans les communautés locales ou la prévention des dégâts environnementaux. En d’autres termes, il généralise le rapport gagnant-gagnant à des considérations plus larges que le seul chiffre d’affaires ou le bénéfice.
L’éthique en entreprise n’est pas une question de morale mais la conception et la prise en compte du rôle de l’entreprise dans son environnement humain, technique et naturel, au bénéfice de l’ensemble des parties.
Au sein de l’entreprise, l’éthique demeure – encore plus à ce jour – un gage de solidité et de pérennité : amélioration de l’image de la société et donc impact positif auprès de la clientèle, crédibilité renforcée, création de valeur et renforcement du sentiment d’appartenance.
Les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) en sont une manifestation. Cette petite révolution la performance financière, devenue « extra-financière » du coup, a entraîné le lancement, en mars 2021, d’une version ESG du CAC40 par Euronext, société de gestion de marchés boursiers européens. Cet indice se présente comme un outil de mesure de la performance économique des entreprises avec les impacts ESG, dans la droite ligne de l’investissement social responsable (ISR) et du Pacte mondial des Nations unies. Ces exigences obéissent à une logique vertueuse, selon Alexandre Garese : « Nous avons besoin que le maximum d’outils soient mis en œuvre […] pour enclencher la grande migration de capitaux d’un système financier performant, mais malheureusement dommageable pour l’homme et l’environnement, vers un système financier « positif » au sens large, au bénéfice de toutes les parties prenantes. »
L’économie dite positive a été adoptée par plusieurs grands entrepreneurs, qui ont choisi de saisir cette opportunité, à l’image de Marie Juyaux (Qwant), Emery Jacquillat (Camif) ou Emmanuel Faber (Danone). Ce dernier a ainsi créé le Fonds Danone pour l’écosystème et une entreprise sociale de yaourts au Bangladesh avec Muhammad Yunus, l’inventeur du micro-crédit. Emmanuel Faber considère en outre que « l’enjeu de l’économie […] c’est la justice sociale. Sans justice sociale il n’y aura plus d’économie. » Toujours selon Alexandre Garese de Kouros Investment, cette approche n’est en rien opposée à la stricte rationalité économique, bien au contraire. D’autant plus que les impératifs liés aux changements climatiques sont en train de redessiner l’économie et l’industrie de demain : « Ceux qui réfutent depuis des années les arguments philosophiques, éthiques et politiques en faveur de la transition énergétique sont aujourd’hui confrontés à la réalité scientifique, qui se traduit en impératifs économiques. On peut être sensible ou indifférent à l’écologie, mais le verdict de l’économie est clair : le risque n’est plus du côté du développement durable, mais du côté de toute forme de prédation qui détruit les fondements même de la création de valeur ». « Ethics pay » pour résumer. En parallèle, l’entrepreneur peut aussi se montrer activiste et user de son influence, en tant qu’actionnaire, pour faire respecter un ensemble de valeurs.
L’activisme entrepreneurial
Cette dynamique devient automotrice. Qu’elle soit un mantra comme chez Kouros Investment et Qwant, ou une évolution de l’entreprise comme chez Salesforce et Danone, l’éthique fait des émules. De nouvelles définitions sont successivement apparues, telles que l’entreprise à mission (créée par la loi Pacte), l’entreprise régénératrice, les entreprises pour l’environnement ou plus récemment – via l’Agence Française pour la Biodiversité – les entreprises engagées pour la nature. Chacun à leur manière, les entrepreneurs qui reçoivent l’une de ces qualifications défendent des valeurs de protection de l’environnement et d’impact sociétal et économique positif. Danone est ainsi devenue la première société à mission cotée en Bourse, en 2020. Gabriella Ramos, du comité de mission de l’entreprise, confirme le rôle d’entraînement des pratiques vertueuses : « Il ne s’agit pas juste de nous, il s’agit de tracer la voie vers un modèle de croissance plus inclusif et plus durable. Si nous atteignons nos objectifs, d’autres s’engageront aussi. »
L’entrepreneur ou l’investisseur peut également imposer ses valeurs avec l’engagement actionnarial, également appelé actionnariat actif. L’investisseur se positionne sur des enjeux ESG et demande aux entreprises dont il est actionnaire d’accroître leurs efforts sur ces pratiques à moyen et long-terme. Un suivi est alors mis en place. En cas d’échec du dialogue avec l’entreprise, l’investisseur dispose de plusieurs leviers de pression : communication publique pour souligner les lacunes extra-financières de l’entreprise, le gel voire le désinvestissement, et l’exercice de ses droits d’actionnaire. Pour Aurélie Baudhuin, directrice de la recherche au Label ISR, il s’agit pour les investisseurs « d’exercer une influence positive auprès des dirigeants en faveur d’une transition durable » au travers d’outils variés : vote, dialogue, ou participation proactive au cours des assemblées générales. BlackRock avait dans ce cadre critiqué Siemens, dont il est actionnaire, pour avoir négligé l’ensemble des risques ESG relatifs à l’exploitation d’une mine de charbon en Australie.
Au bout du compte, contrastant avec des sommets internationaux en demi-teinte comme les COP successives, le choix d’entreprises de rester fidèles à leurs principes leur permet de se consolider tout en répondant aux enjeux contemporains.