Professeur d’université spécialisé dans la gouvernance et le management des organisations sportives (fédérations, clubs, ligues professionnelles), Emmanuel Bayle est depuis 2012 professeur en gestion du sport à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne. Il vient de publier un ouvrage collectif* faisant le portrait de 23 grands dirigeants du sport du monde entier qui ont fait passer leurs diverses disciplines (football, olympisme, Formule 1, tennis, rugby, volley-ball, catch…) à l’ère du sport business et de la globalisation. Il explique, dans cette interview exclusive, les 4 étapes qui ont marqué cette évolution avec les dérives que cela a pu amener et dresse le portrait type de ces grands dirigeants devenus tout-puissants.
Pouvez-vous nous préciser quelles sont, selon vous, les 4 « générations culturelles » des grands dirigeants sportifs ?
Nous avons distingué dans notre ouvrage, écrit par des auteurs universitaires de différents pays (Belgique, Canada, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Oman, Suisse) « 4 générations culturelles » de dirigeants en choisissant à chaque fois des personnages emblématiques. Il y a eu tout d’abord les précurseurs (1920-1960), qui ont commencé à institutionnaliser le mouvement sportif international à l’instar de Jules Rimet, président de la FIFA pendant 33 ans et créateur de la Coupe du monde de football. Puis sont arrivés les pionniers du sport business, qui ont changé les codes de commercialisation du sport en introduisant le sponsoring, le merchandising, le travail de la marque et de nouvelles compétitions à l’image de Roger Rocher (AS Saint-Etienne), de Thierry Sabine (Paris-Dakar) ou de Bernie Ecclestone (Formule 1).
Il y a eu ensuite, à partir des années 70, la professionnalisation des grandes instances sportives internationales face à la montée en puissance du business du sport avec des dirigeants qui ont su évoluer : Philippe Chatrier, président de la Fédération internationale de tennis (et également française), et les deux derniers présidents de la FIFA – Fédération internationale de football association – (J. Havelange et S. Blatter) et du CIO – Comité international olympique – (J-A Samaranch et J. Rogge). Enfin, on constate, depuis le début des années 2000, l’avènement du « sportainement » (contraction des termes sport et « entertainment ») dans un contexte de globalisation et de mondialisation de l’économie du sport illustré par les succes story de Jean-Michel Aulas (football), Serge Blanco (rugby) ou V. Mac Mahon dans le catch. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité des dirigeants choisis pour illustrer ces quatre périodes. Nous avons appliqué un critère : être resté en poste pendant dix ans au moins. C’est pourquoi on ne trouve pas notamment les portraits de Michel Platini, président de l’UEFA depuis 2007, ou de Thomas Bach, président du CIO depuis 2013.
Les présidents de grandes instances sportives internationales comme la FIFA ou le CIO sont devenus tout-puissants avec certaines dérives à la clé ?
Effectivement, les fédérations internationales sont devenues toutes puissantes avec un paradoxe : elles restent des PME alors qu’elles ont un rayonnement international. Il y a une opacité dans la gouvernance de certaines et des dérives ont été constatées faute de contre-pouvoirs suffisants. Il a ainsi fallu des pressions médiatiques pour que le CIO change son modèle de gouvernance en 2000 en limitant le mandat du président à 12 ans. Pour la FIFA, Sepp Blatter, élu président en 1998 et renouvelé trois fois (après avoir été directeur exécutif et secrétaire général de la fédération), est en lice pour un cinquième mandat en 2015. Les contre-pouvoirs commencent à s’organiser : des ONG comme Play the Game ou Amnesty International défendent l’éthique du sport tandis que des institutions indépendantes comme l’Agence mondiale anti-dopage ou le Tribunal arbitral du sport se sont créées.
Quel est le profil-type du grand dirigeant sportif ?
Il s’agit à une majorité écrasante d’un homme : à ce jour seules deux femmes sont présidentes d’une fédération sportive internationale (équitation et triathlon). Notre ouvrage reflète cela puisqu’une seule dirigeante a été étudiée : A. Courtade, présidente de l’AS Cannes, club féminin de volley-ball qui a été hégémonique en France au cours de ces 20 dernières années.
Il faut ensuite distinguer entre les dirigeants de clubs professionnels et ceux des fédérations internationales. Pour les premiers, ce sont en grande majorité des chefs d’entreprise qui ont réussi : à ce titre Jean-Michel Aulas, dirigeant d’une société informatique et président de l’Olympique lyonnais depuis 1987, est le plus emblématique en France. Le profil des dirigeants de fédérations internationales est plus éclectique : en général ils viennent du sérail et ont été auparavant président de fédération nationale. Pour ces deux catégories de grands dirigeants du sport, il faut, selon moi, posséder deux qualités : avoir la passion et la raison. Quand on est sous les feux des médias, il faut savoir résister à la pression et garder les pieds sur terre.
* Les grands dirigeants du sport – 23 portraits et stratégies de management. Sous la direction de Emmanuel Bayle. Editions De Boeck.
(Propos recueillis par Sophie Lhameen)