Ces derniers mois, le groupe Lagardère a fait l’objet de grandes manœuvres et d’importantes tractations. Entreprise emblématique de l’économie française, ce groupe est confronté à des événements qui lui font écrire une nouvelle page de son histoire. Une page qui pourrait être la dernière.
Une stratégie de recentrage sur l’édition et le « travel retail »
Le 15 mars 2003, toute la presse française annonçait la disparition de Jean-Luc Lagardère, qui était devenu une des plus célèbres personnalités du capitalisme hexagonal. Décédé des suites d’une longue maladie à l’âge de soixante-quinze ans, ce natif du Gers laissait derrière lui un empire congloméral et le souvenir d’un infatigable entrepreneur. Le groupe auquel il a donné son nom en 1992 avait développé des activités dans la défense, dans l’automobile, dans les médias et dans l’édition. Il était notamment propriétaire des satellites et des missiles Matra, des radios Europe 1, Europe 2 et RFM, des chaînes de télévision Canal J, MCM et Match TV ainsi que d’Hachette Filipacchi Médias, qui éditait Elle, Paris Match, le Journal du Dimanche et Première. En complément, le groupe détenait un peu plus de 15 % du capital d’EADS, rebaptisé « Airbus » en 2013.
Dès la seconde moitié des années 1980, plusieurs cessions ont signifié un début de recentrage des activités. Ce recentrage s’est fait autour de deux ensembles : Lagardère Publishing et Lagardère Travel Retail. Le site internet du groupe défend aujourd’hui « la pertinence » de son « modèle stratégique » en soulignant que les deux ensembles correspondent à des « activités aux modèles économiques différents et complémentaires ». Lagardère Publishing est présenté comme « le troisième éditeur de livres grand public et d’éducation dans le monde et le numéro un en France » tandis que Lagardère Travel Retail est le « cinquième opérateur mondial du commerce en zone de transport », notamment grâce à l’enseigne Relay.
Le groupe compte maintenant près de 28 000 salariés dans plus de quarante pays. Il a réalisé un chiffre d’affaires de 4,4 milliards d’euros en 2020. Grâce à sa branche Lagardère News, il contrôle toujours plusieurs médias, mais la stratégie de recentrage a fini par provoquer une perte d’influence. Alors qu’il était devenu un acteur majeur des politiques de défense en Europe, le groupe a forcément moins retenu l’attention après avoir abandonné les activités liées aux satellites et aux missiles puis après être sorti du capital d’EADS.
Une gouvernance en pleine recomposition
La conduite de la stratégie de recentrage s’est accompagnée d’importantes évolutions dans la gouvernance et la structure même du groupe. Pressée par certains actionnaires, l’assemblée générale a fini par voter le passage du statut de société en commandite par actions à celui de société anonyme. Cela a permis l’entrée au conseil d’administration de plusieurs représentants de Vivendi, dont le groupe Bolloré est le premier actionnaire. Quelques commentateurs n’ont pas manqué l’occasion de dénoncer une « montée en puissance » de Vincent Bolloré aux dépens d’Arnaud Lagardère, les journalistes Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider parlant même de « liquidation de l’héritage paternel ». La pertinence de ces allégations s’est vérifiée quelques mois plus tard, après que Vivendi ait racheté les 18 % du capital que détenait un fonds d’investissement britannique.
Entré dans le groupe en 1986, Arnaud Lagardère en a logiquement pris la direction après la disparition de son père. Sa nomination a été marquée par une accélération de la stratégie de recentrage, mais aussi par un changement de style. Arnaud Lagardère est vite devenu un patron atypique en affirmant, du moins en apparence, une certaine décontraction. Capable d’introduire une assemblée générale en racontant ses dernières vacances sur la côte est des États-Unis, il fréquente publiquement des stars de la presse et du sport de haut niveau. Son exposition médiatique culmine lorsqu’il prend la pose devant des photographes en compagnie de la top model Jade Foret, qu’il a épousée en 2013. A l’exemple de Jean-Marie Messier, il veut alors donner l’image d’un homme d’affaires sans complexes mais, dans les cercles de dirigeants, cette communication passe mal : à l’inverse de ce qui se vit dans le monde anglo-saxon, le patronat français aime cultiver la retenue et la discrétion. Malheureusement, l’originalité d’une telle exposition médiatique n’a pas pour seule conséquence de choquer. Elle interroge aussi sur la posture du dirigeant. Dans une de ses interventions, Christian Monjou explique que, dans les états-majors des grandes entreprises, deux types de personnalités sont appelées à confronter utilement leurs points de vue : les dirigeants et « le fou du roi ». Le conférencier précise qu’aucune équipe de direction ne peut se passer de la présence de ce qu’il appelle un « fou notionnel » et qui est un conseiller dont les compétences, le courage, l’esprit critique et l’anticonformisme stimulent les dirigeants dans leurs réflexions et leurs prises de décisions en leur évitant de « s’enfermer dans l’unanimisme béat ». Il ajoute surtout que, pour préserver sa crédibilité, un dirigeant doit s’interdire de jouer ce rôle en cherchant à brouiller les codes, à amuser et à s’exposer inutilement. Par sa communication extraprofessionnelle, Arnaud Lagardère a donc involontairement « usurpé le rôle du fou », ce qui a altéré sa crédibilité. Ses détracteurs n’ont ensuite eu qu’à exploiter la situation pour railler un « manque d’implication et de travail », comme le relatent Adrien Franque et Jérôme Lefilliâtre dans Libération.
Le 5 septembre dernier, dans une interview au Journal du Dimanche, Arnaud Lagardère a affirmé être passé « en mode conquête » pour pérenniser l’avenir de son groupe. Cette dernière initiative de communication s’apparente à un chant du cygne puisqu’il paraît entendu que Vivendi va acquérir l’ensemble du capital. C’est finalement le discret mais redoutable Vincent Bolloré qui va imposer son style et sa vision du leadership.