– Je n’ai jamais aimé les noeuds-papillon
Cela commence mal. Dans le restaurant le Saint Amour, le vin délie les langues et noue les relations d’affaires. Banquiers sérieux, jeunes cadres passionnés, apprentis traders, patrons de presse, journalistes murmurant leur prochain scoop… Le patron du Monde savoure. De sa table dans son enclave tendue de rideaux il filtre les dernières infos qui ont fuité de l’Elysée.
– J’ai toujours porté un noeud papillon. Le besoin de plus qu’une cravate, l’orgueil de signaler aux autres que je suis différent…Il ne réagit pas et je continue, vous savez, dans noeud, il y a l’idée de lien, de relier, de rapprocher, c’est ce que je fais, je rapproche les hommes et les entreprises, mais si vous me disiez plutôt qui vous cherchez.
Il se redresse, regarde à droite et à gauche puis comme un secret d’Etat susurre :
– Un super DRH.
– Qu’entendez vous par super?
– Le syndicat du Livre, cela vous dit quelques chose ?
– Oui…un peu
– Le monopole de l’embauche, la tradition ouvrière cgtiste, un Etat dans l’Etat, le vrai patron du journal, c’est lui ! Alors le DRH doit faire le poids. Il faut un mec, un dur à cuire, ces lascars du Livre sont des bons, rompus à leur dialectique, redoutables en négociation, il me faut un homme habitué aux situations chaudes, tendues, c’est une affaire d’homme à homme… excusez moi la trivialité, il doit en avoir, sinon, ils le mangent tout cru….
– Qui occupe ce rôle jusque là ?
– Moi… je dois prendre du recul, j’ai d’autres chats à fouetter, rendez-vous compte, diriger le Monde c’est complexe, je ne maîtrise pas la création, ce sont les journalistes, avec leur clause de conscience ils font ce qu’ils veulent, et en plus ils sont actionnaires. Je ne contrôle pas la fabrication, c’est le syndicat du Livre, sans lui le journal ne sort pas ; je n’organise même pas la distribution, ce sont les Presstalis, vous en connaissez vous des entreprises comme cela, en plus je dois faire des bénéfices…
Le Monde, la bible de ma vie d’étudiant, la matière première de mes études, lu tous les jours pour réussir Sciences Po, temple de la presse française dont maints journalistes se flattent d’y avoir écrit.
– Et puis, il doit s’entendre avec la Direction de l’imprimerie
– Pourquoi ?
– Je vous l’ai dit, c’est l’Etat dans l’Etat
Nous descendons dans les soutes du journal où se trouve l’imprimerie, les rotatives tournent à plein régime. L’odeur de l’encre.
– On arrive au bon moment, vous allez assister au démarrage de la roto
Après un ultime regard à l’horloge accrochée au mur, le pilote en chef fait un signe. L’avion décolle. Des trépidations dans tout l’immeuble. Les réacteurs montent en puissance, dans tout mon corps je ressens le journal qui naît sous mes yeux. Les hommes en bleu ignorant notre présence, un léger air de mépris comme pour montrer qu’on n’est pas du même monde s’affairent autour de la roto. A l’extrémité, la plieuse crache comme une mitraillette un ruban sans fin de journaux qui se rangent par paquets aussitôt cerclés et entraînés sur un tapis roulant vers les véhicules impatients. Une cathédrale de bobines, des tonnes de papier en rouleaux.
– Ici, on vit au jour le jour, le personnel est sur le qui-vive, un défit quotidien… on fabrique le même produit et en même temps ce n’est jamais le même… c’est du périssable ! Vous comprenez maintenant le DRH qu’il faut, solide, une relation au temps saine, et surtout… qu’il en ait.
Le temps, toujours le temps. Ainsi va le Monde avec son temps. Après tout, je les trouve prétentieux tout ces gens, ils se prennent pour le nombril de la terre. Arrivé au bureau j’enchaîne entretien sur entretien. Le temps me manque. Moi je suis au rythme des candidats et chacun a le sien. Les écouter, les aider à trouver leur solution. Les semaines qui suivent je reçois des DRH de tous les secteurs où la présence syndicale est lourde et historique. En évitant bien sûr les femmes même si dans cette profession elles sont nombreuses. Un ancien du Figaro, un de l’imprimerie Didier, spécialiste du magasine. Des DRH de la Presse quotidienne nationale, la PQR, de magazines, de chaînes de télé, de l’imprimerie de labeur… A chaque fois, je l’imagine à ce poste, mais cela ne va pas. Un appel du patron du Monde achève de m’énerver.
– Où en êtes vous, cela fait un mois….
Je le rassure. Un échafaudage de raisons et nous fixons la date de présentation des candidats. Fin de journée maussade et bredouille. Pas de candidats à retenir. Il y a des journées comme cela, la loi des séries. Le seul avec des atouts, finalement, je l’écarte! DRH d’un port autonome, rompu à la négociation avec les dockers, familier des séquestrations au point d’avoir caché dans son bureau un sac de survie comme un navigateur solitaire, pour le Monde, il en faut un plus intello. La poigne et les neurones réunis.