Il y a quelques mois, le patron d’une entreprise que j’accompagne expliquait son choix d’adopter l’holacratie par sa volonté de donner vie à une organisation « consciente ». Il exprimait ainsi son ambition de réinventer l’organisation de son entreprise mais, également, son intention de mettre en cohérence les processus qui l’animent en interne avec ceux qui définissent et encadrent les relations avec les clients, partenaires et prestataires externes.
Il faut dire que, dans beaucoup d’entreprises, l’écart entre ce qui se pratique en interne et en externe est saisissant. Le manque de cohérence est patent. Alors qu’avec les clients et fournisseurs, l’organisation se fonde sur un contrat, des obligations explicites et réciproques, en interne, la situation est souvent bien différente. L’implicite règne, les autorités de chacun et les engagements vis à vis des autres ne sont pas clairs. Avec l’extérieur, tout est cadré, piloté et mesuré au travers d’indicateurs de performances. En interne, rien n’est clair et laisse le champ libre à l’interprétation et aux jeux de pouvoirs. Qui est fournisseur de qui au sein de l’entreprise ? Une situation qui conduit souvent à une forme d’inversion des rôles. La fonction support, l’informatique ou la finance par exemple, devient le cœur du système, le client plutôt que le fournisseur.
Une réalité que beaucoup d’entre nous ont pu observer, et qui nous invite à nous questionner : est-il possible d’être aussi professionnel en interne qu’en externe ? La réponse est bien sûr affirmative mais implique de totalement réinventer les organisations, de rompre avec le modèle conventionnel, hiérarchique, d’opter pour une constitution et un management constitutionnel. Telle est la condition pour faire émerger une organisation construite sur des relations de pair à pair, d’adulte à adulte, selon des règles explicites et identiques pour tous. Une organisation où chacun est autonome, responsable, efficace et donc aussi professionnel en interne qu’avec l’externe.
Est-ce possible d’avoir des relations professionnelles de type client-fournisseur entre collaborateurs ?
Comme j’ai souvent pu l’expliquer (et l’observer), dans l’entreprise conventionnelle, la plupart d’entre nous sommes moins bien qu’eux-mêmes. Alors que dans leur vie privée les collaborateurs assument toutes les décisions qui rythment leur quotidien – financer les études des enfants, la réfection de la toiture, etc. – dès qu’ils franchissent le seuil de l’entreprise, ils se meuvent en individus soumis à une organisation, à des décisionnaires qui les dépassent et décident pour eux.
Même dans les entreprises qui ont opté pour l’holacratie, les relations entre collaborateurs restent souvent biaisées par une culture préexistante et tenace. Un phénomène que j’ai pu récemment observer dans les ateliers de fabrication d’un client. Ici, les ouvriers par réflexe, par habitude, adoptent un comportement qui leur évite d’être exclus, d’être identifiés comme le « mouton noir » du troupeau. Plutôt que de tenter de changer les choses, de faire progresser chacun vers plus de professionnalisme, chacun reste prisonnier d’une culture qui nivelle vers le bas. Pas de doute, dans cette configuration, même dans une entreprise qui a adopté l’holacratie, les relations en interne restent moins professionnelles qu’avec l’extérieur, prisonnières d’une culture de l’implicite et des jeux d’influence.
Un management débarrassé de toute approche hiérarchique avec des rapports d’adulte
Pourtant, il est tout à fait possible et même souhaitable d’avoir des relations professionnelles de client-fournisseur, de pair à pair entre tous les collaborateurs. En somme, il est possible d’aligner les processus et les interactions internes sur celles qui régissent les relations de l’organisation avec l’extérieur. Pour ce faire, il convient de bâtir la nouvelle organisation sur un corpus de règles explicites – une constitution – et un management constitutionnel c’est-à-dire un management débarrassé de toute approche hiérarchique et qui se définit par des rapports d’adulte à adulte entre tous les collaborateurs.
Rien d’aisé bien sûr mais rien d’illusoire non plus. Cela fait des années que l’entreprise Morning Star, entreprise américaine, s’est lancée dans l’aventure et est parvenue à donner vie à un modèle original et pérenne : le CLOU (Colleague letter of Understanding), à la fois constitution et pilier de toute l’organisation Morning Star. Son principe de base est simple. Chaque relation interpersonnelle est formalisée, « contractualisée » dans un document type, le CLOU. Des relations qui y sont donc caractérisées par un certain nombre d’accords et d’engagements explicites et mutuels. Un modèle calqué sur celui des relations qu’entretiennent l’entreprise et ses collaborateurs avec l’extérieur, ses clients ou ses prestataires. En moyenne, chez Morning Star, chacun est signataire d’une dizaine de CLOU. Une fois renseigné, chaque CLOU est entré dans un logiciel qui permet de connaître, partager et cartographier l’ensemble des interactions, engagements et redevabilités de chacun : la nature du service, les objectifs, le suivi des indicateurs, etc. Telle une place de marché constituée par tous les accords mutuels. Sa représentation graphique représente la structure neurale de Morning Star.
Une démarche que l’on retrouve également avec l’holacratie notamment avec le mécanisme des redevabilités, lesquelles représentent les accords et engagements mutuels entre les différents rôles. Ces contrats sont rendus explicites et officiels lors des réunions de gouvernance et saisies sur un logiciel prévu à cet effet, accessible à tous. Ces réunions lorsqu’elles sont mal comprises, valent parfois à l’holacratie d’être décriée parce que soi-disant « froides » voire déshumanisées. Dommage car c’est mal saisir la dynamique qui est celle de l’holacratie et, a fortiori, du management constitutionnel. Prendre cette direction, c’est faire en sorte d’ancrer le professionnalisme à tous les niveaux de l’organisation. C’est changer profondément la nature des relations interpersonnelles en responsabilisant chacun, en « latéralisant » les relations entre collaborateurs, d’adulte à adulte. Choisir de professionnaliser les relations à l’intérieur de l’organisation c’est aussi mettre fin au sacro-saint « top-down » et cheminer vers des relations interpersonnelles formalisées, synonymes de respect et de choix hors du cadre purement professionnel. Ce qui n’exclut en rien et ne force en aucun cas, des relations plus personnelles.
Alors comment faire ?
Pour ce faire, il convient déjà de mettre en place des règles de communication qui vont permettre d’échapper à toutes les formes de jeux toxiques comme l’ironie ou le jugement. Là est sans doute l’un des principaux challenge de toute entreprise qui cherche à aligner le professionnalisme des interactions entre collaborateurs sur celui des interactions avec l’extérieur. Or, rien de tel que des cas concrets pour venir illustrer les changements et les processus à déployer pour réussir.
L’exemple de l’institut iGi
Prenons l’exemple de l’institut iGi qui, comme toutes les organisations, a dû se frotter à ces questions. Avec un facteur de complexité supplémentaire qu’un grand nombre d’entreprises partagent : celui d’être une entreprise familiale. Ici, les risques sont démultipliés dans un jeu complexe de professionnel et de personnel. Il est donc essentiel d’inscrire, au propre comme au figuré, les relations interpersonnelles dans un cadre défini, écrit et normé. Non pour déshumaniser ou enfermer mais, au contraire, pour clarifier et libérer les relations et les interactions.
Prenons deux personnes, frère et sœur, qui pendant longtemps ont eu du mal à sortir leurs échanges professionnelles d’un contexte familial, d’une relation frère-sœur. Pour dépasser ce frein et tendre vers un professionnalisme qui caractérise sa relation avec ses clients extérieurs, Louis, le frère, change donc sa façon de s’adresser à sa sœur dans ses emails. A cette occasion, elle n’est pas sa sœur mais son client. Dès lors, ses messages commencent systématiquement par « Ma chère cliente… ». D’emblée, il installe les choses sur un plan strictement professionnel, tant pour lui dans la façon dont il écrit que pour sa cliente, et évite le mélange des genres. Chacun a conscience, à un instant T, que l’échange est soit professionnelle, soit d’ordre privé.
Encore une fois, les plus sceptiques rétorquerons qu’aller dans cette direction c’est aller à l’encontre d’un échange humain. Tout au contraire, formaliser et encadrer les échanges, c’est faire un effort très utile pour éviter de nuire au professionnel comme au personnel. Au final, c’est faire un effort au service de l’humain. Car, indéniablement, pour que les interactions soient plus professionnelles et plus vraies, le « pro » et le « perso » doivent être distingués. Un passage obligé pour enfin passer d’une culture où la tradition et les biais cognitifs font loi, à une culture où la relation de pair à pair, d’adulte à adulte devient la règle. Finis les jeux relationnels toxiques, les attendus implicites source de cette souffrance si bien décrite par Elliott Jaques dans ses ouvrages.
S’appuyer sur une constitution et un management constitutionnel
Indéniablement, si l’on souhaite donner jour à une organisation où chaque collaborateur est aussi professionnel en interne qu’en externe, il est essentiel d’inscrire son action dans un cadre, une structure, de s’appuyer sur une constitution et un management constitutionnel. Une structure qui prend la forme de nuages d’accords et d’engagements entre les rôles et entre les personnes. Là est la clé pour espérer changer définitivement de culture, pour une organisation où les collaborateurs fonctionnent de pair à pair, d’adulte mature à adulte mature.