Ce que dit la loi en France
On ne peut complètement comprendre les enjeux juridiques du fait religieux en entreprise sans en appréhender la dimension historique, source d’un débat public plus large et ancien, qui imprègne l’esprit des textes et l’approche des juges. Aux pays des droits de l’Homme et du Citoyen, la liberté de conscience et de culte est élevée au plus haut rang parmi ce que les juristes appellent un « principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Trois grandes normes fondatrices peuvent être citées : l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article 1er de la Loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 et l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Toutes consacrent en substance la liberté de manifester sa religion ou ses convictions à condition de ne pas heurter l’intérêt et l’ordre public ou les droits et libertés d’autrui ; elles s’articulent ainsi sur une double nécessité : garantir les droits de la personne sans entraver le « vivre ensemble ». Le « travailler ensemble » du monde de l’entreprise est lui aussi construit sur la même recherche d’équilibre dont l’article L.1121-1 du Code du travail, qui vise toutes les libertés du salarié (y compris celle de culte), se fait l’écho : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». La solennité rédactionnelle et la généralité du principe ainsi posé contrastent avec les questions concrètes et les problèmes quotidiens auxquels les entreprises font face. Tout autant l’action (décision d’interdire les prières sur le lieu de travail) que l’inaction (ne pas prendre les mesures nécessaires face à des actes de prosélytisme) peuvent exposer la responsabilité des employeurs. C’est ainsi que la quête d’équilibre que traduit l’esprit des textes se transforme pour certaines entreprises en un numéro d’équilibriste, parfois périlleux.
Revendications religieuses et l’impossible une réponse globale pour les entreprises
Nombreux sont les sondages et les études depuis 2011 qui font régulièrement état de le montée significative du fait religieux en entreprise aussi bien liées à la pratique personnelle (port visible de signes religieux, absence pour fête religieuse, prière pendant les temps de pause etc.) qu’à des situations plus conflictuelles (refus de travailler sous les ordres d’une femme ou d’effectuer certaines tâches, actes de prosélytisme etc.). En 2016, près de la moitié des managers disaient avoir été saisis de demandes à caractère religieux. La réponse du législateur a été symptomatique du problème que pose le fait religieux en entreprise : l’impossibilité de prévoir une solution globale. C’est ainsi que le nouvel article L.1321-2-1 du Code du travail (issue de la Loi Travail) permet d’inscrire un principe de neutralité restreignant la manifestation des convictions des salariés pour autant que de telles restrictions soient « justifiées » et toujours « proportionnées au but recherché ». D’aucun n’y voit aucune avancée par rapport à l’article L.1121-1 précité. Car contrairement au service public où la neutralité générale s’impose à tous, une telle position de principe, sans justification ni proportion gardée, est prohibée pour les entreprises de droit privé. L’incertitude juridique qui règne sur le phénomène est elle-même vecteur de tensions. C’est l’une des raisons qui ont poussé le gouvernement à élaborer en janvier 2017 un Guide du fait religieux en entreprise, afin d’aider les employeurs à faire face aux problèmes quotidiens. Le guide se présente comme une compilation de règles et de décisions de justice appliquées à des questions précises. Quand le fait religieux se heurte aux risques pesant sur la santé et la sécurité (refus d’ôter une chaîne du cou ou d’effectuer une visite médicale), à la discrimination (autoriser certaines manifestations d’une religion précise à l’exception d’autres) ou encore à l’intolérance (refus d’obéir à une supérieure femme), les réponses sont tranchées avec fermeté et clarté. C’est sans doute face aux expressions religieuses passives (dévoiler des signes religieux sur soi ou sur le bureau) que les réponses et observations deviennent plus mesurées. C’est ainsi que concernant l’interdiction du port du voile face à la clientèle, le gouvernement renvoyait le lecteur aux décisions à venir de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Les attentes étaient grandes.
La position de la CJUE : restreindre sous conditions
Les deux affaires, soumises à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 14 mars 2017 par les Cours de cassation belge et française, traitent de la licéité d’interdire le port du voile islamique en entreprise privée notamment au regard de la Directive 2000/78/CE, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. La première affaire opposait un employeur belge à une salariée travaillant dans la réception et l’accueil qui avait été licenciée pour avoir porté le voile alors que la réglementation interne interdisait le port de signes ostentatoires, politiques, philosophiques ou religieux. La seconde affaire était relative au licenciement d’une salariée ayant continué à porter le foulard (elle le portait depuis le premier jour de son embauche) alors que son employeur lui avait demandé de le retirer suite à une plainte émanant d’un client. La CJUE a balayé cette dernière affaire en indiquant que les souhaits de la clientèle ne peuvent justifier la restriction à liberté de culte des salariés, a fortiori quand cela concerne une religion en particulier. En revanche, la CJUE permet aux entreprises d’instaurer un principe de neutralité à la double condition que cela soit prévu par la réglementation interne et qu’il s’applique indifféremment à tous les salariés quel que soit le culte en cause. Derrière le voile, ce sont donc toutes les croyances religieuses, politiques, philosophique qui sont concernées. La précaution dans les termes utilisés semble pour l’heure réfuter la possibilité d’imposer une neutralité aux salariés qui ne seraient pas en contact avec la clientèle. On retiendra enfin une autre condition édictée par la CJUE, peu commentée à ce jour et pourtant non négligeable, qui impose aux employeurs de « proposer [au salarié qui souhaite porter un signe religieux ostentatoire malgré le principe de neutralité dans l’entreprise] un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec [les] clients, plutôt que de procéder à son licenciement ». Une sorte d’obligation de reclassement préalable qui ne facilitera pas les affaires des directions des ressources humaines dans la gestion du fait religieux en entreprise.