La question du sens traverse les enjeux managériaux contemporains. L’effervescence récente autour du déploiement public des intelligences artificielles inquiète, et l’on voit bien pourquoi. Si la crainte est ordinairement mauvaise conseillère, certaines inquiétudes favorisent néanmoins l’acuité stratégique. Accompagner la peur d’un remplacement par la machine, c’est risquer le meurtre symbolique de ses équipes. En hurlant avec le web, on accélère le processus. Au contraire, focaliser sur ce que les collaborateurs ont d’implacable est une posture saine, un mode de valorisation, sain et lucide. C’est aussi une confiance rationnelle.
L’IA, une révolution, un adversaire peut-être, mais pas un ennemi
Une certitude : il convient de fuir les tentations réactionnaires. Condamner (et même seulement minimiser) les progrès et les perspectives ouverts par l’IA ne peut être qu’une erreur. L’IA est une révolution, qu’elle plaise ou non. Elle doit être envisagée comme telle. C’est à ce prix seulement que sera guidée l’action sereine et lucide. La prospective est abondante ces temps derniers, et l’on voit bien que les voies ouvertes par l’IA sont incontournables. Encore une fois, que l’on y soit favorable ou pas. La microchirurgie gagnera en précision. Nous anticiperons mieux les catastrophes naturelles par repérage de signaux faibles. Le projet architectural sera mené à grande vitesse. Le quidam aussi libérera du temps et se fera le quotidien plus doux. Il se libérera des tâches sans charme, administratives par exemple, et rationalisera son organisation.
Toutefois, le dirigeant peut, à bon droit, entretenir la certitude qu’une part de l’activité humaine résistera toujours à l’intelligence artificielle. Qu’elle y résistera par nature. Certes, Chat GPT maîtrise toutes les langues avec un haut degré de précision et d’efficacité, mais il n’est pas capable, pour autant, d’adresser la moindre parole à qui que ce soit. Chat GPT ne dit rien. Il y a bien de la communication, au sens où il y a de l’échange de signes, mais aucune compréhension. En entreprise, on voit mal comment circulerait autre chose qu’une froide instruction. On voit mal aussi comment elle pourrait parvenir à animer des groupes humains réels, avec leurs angoisses, leurs réprobations, leurs besoins de dire et d’entendre.
La nécessité de la touche humaine
Postulons sans hésiter que certains domaines, certains champs de l’existence résisteront parce que, précisément, ils reposent sur une compréhension paradoxale de l’Autre. De son étrangeté. De ce qu’il porte d’imprévisible. D’humain. Tout bon dirigeant d’entreprise est aussi un psychologue, et il sait les limites de ses recettes. Ce n’est pas un algorithme qui le fait dire et agir, mais si souvent les affects, les audaces, l’intuition. Certes, c’est aussi ce qui le fait échouer parfois. Mais les grands succès, les idées fortes, les innovations sont toujours, elles aussi, des étrangetés.
Pourtant, la tentation est grande de s’emparer de ces nouveaux outils. À l’heure où créer du contenu en permanence se fait crucial, elle est compréhensible. Elle est même légitime. Seulement, il est un seuil d’évolution à partir duquel une profession change de nature. En tant que partenaire des médias, je sais quelle différence il y a entre l’article patiemment rédigé par mes équipes (où l’information rencontre la sensibilité, où les effets de styles sont pesés, où il y a place pour l’inventivité) et un texte généré par Chat GPT. Comme tout le monde, nous avons fait le test. Une fois. Trois fois. Dix fois. Jusqu’à atteindre les limites du modèle.
Garder la machine sous la main
En observant bien, on trouve toujours sous nos cœurs de métiers une dimension plus ou moins artisanale. J’ai fait ce constat et suis persuadé que beaucoup d’autres aussi. Et dans bien des secteurs. Nous avons constaté que le savoir-faire, la singularité d’un style, d’un corps, les tâtonnements féconds, la compréhension d’une requête inconsciente, permettent de nous regrouper sous une même bannière, celle de l’irréductible humanité. Si nous parvenons à faire passer ce message, alors nous profiterons des apports de la technologie sans se laisser effacer. Nous conserverons nos métiers, c’est-à-dire à la fois leurs utilités et leurs charmes. Ne rejetons pas l’IA, plions-la à nos désirs. Posons le cerveau sur l’outil.