Eviter la confusion historique et les rapprochements hâtifs
J’ai trop lu Raymond Aron pour ignorer qu’il faut à tout prix éviter la confusion historique et les rapprochements hâtifs ; mais je l’ai aussi trop lu pour ne pas comprendre qu’au-delà des événements et des siècles, il y a l’urgence de comprendre et de garder à l’esprit la formule de Toynbee : “History is again on the move », qu’on pourrait d’ailleurs, à rebours des utopies des années 1990 relatives à une quelconque « fin de l’histoire » hégélienne, paraphraser en : « History is always on the move ». Nous en avons eu un exemple en 1870 en France, en 1933 en Allemagne, en 2001 à New York, et le 13 novembre 2015 en France ; et l’actualité récente vient à nouveau nous rappeler que, comme le soulignait le grand Julien Freund (qui eut d’ailleurs Aron pour directeur de thèse), il convient, si l’on veut survivre, de ne pas se masquer cette implacable réalité : c’est l’ennemi qui nous choisit, même si nous aimerions ne pas avoir été l’objet d’un tel choix.
A la demande de Cadre et Dirigeant Magazine, je republie donc ce court article, en souhaitant que le Verbe hugolien lien touche de nouveaux lecteurs. Car oui, c’est bien du Hugo : enthousiaste, impérieux, magnifique.
“Un volcan n’a pas besoin d’être secouru. Français, vous combattrez. Vous vous dévouerez à la cause universelle, parce qu’il faut que la France soit grande afin que la terre soit affranchie ; parce qu’il ne faut pas que tant de sang ait coulé et que tant d’ossements aient blanchi sans qu’il en sorte la liberté ; parce que toutes les ombres illustres, Léonidas, Brutus, Arminius, Dante, Rienzi, Washington, Danton, Riego, Manin, sont là souriantes et fières autour de vous ; parce qu’il est temps de montrer à l’univers que la vertu existe, que le devoir existe et que la patrie existe ; et vous ne faiblirez pas, et vous irez jusqu’au bout, et le monde saura par vous que, si la diplomatie est lâche, le citoyen est brave ; que, s’il y a des rois, il y a aussi des peuples ; que, si le continent monarchique s’éclipse, la république rayonne, et que, si, pour l’instant, il n’y a plus d’Europe, il y a toujours une France.
“
Comme après les attentats du 13 novembre à Paris, il me parait nécessaire de relayer la pensée d’un homme bien plus expérimenté et compétent que moi en matière de géopolitique et d’analyse des passions internationales, à savoir Pierre Hassner dans son dernier ouvrage La Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crise du politique (Fayard, 2015) Je me contenterai de citer deux passages de cet ouvrage, en commençant par la postface (ce qui peut sembler illogique de prime abord, mais vous allez comprendre).
La multiplication des formes de la violence
A la page 345, Joël Roman demande à Pierre Hassner : « L’un des aspects qui caractérisent notre temps, c’est la multiplication des formes de la violence, qui échappent de plus en plus au contrôle des Etats. Comment qualifier cette évolution de la violence ? »
Et voici sa réponse, d’une lucidité tranchante : « J’ai évoqué (…) un psychosociologue de Harvard qui a écrit un gros livre pour dire que la violence a décru dans l’histoire et la réplique des auteurs de The Future of Violence, qui rappellent qu’utiliser un drone pour assassiner quelqu’un à distance est aujourd’hui à la portée de n’importe qui, de même que se développent des armes inédites, bactériologiques, comme l’a montré l’affaire de l’anthrax aux Etats-Unis peu de temps après le 11 Septembre. La violence a peut-être globalement décru, mais il existe beaucoup plus de possibilités de l’exercer, de manière totalement incontrôlée. L’Etat n’a plus, ou beaucoup moins, le monopole de la violence et se trouve dans de nombreuses circonstances impuissant à nous en protéger, voire parfois devient lui-même une menace, l’insécurité pouvant provoquer la recherche de boucs émissaires, la chasse aux sorcières. »
Des passions haineuses de certains
Il ajoute juste après ce constat, au sujet des passions haineuses qui s’emparent de certains :
« Cette diminution de la violence est peut-être vraie, mais elle s’accompagne d’une dissémination de la violence et parfois d’un déchaînement d’hyper-violence et de cruauté extrêmes. Il se peut que la masse des gens soient moins violents ; en revanche, la possibilité pour certains d’être plus violents se répand. Ces plus grandes possibilités de violence individuelle peuvent susciter la peur, qui peut à son tour, comme l’avait noté Bernanos dans Les Grands cimetières sous la lune (« La peur, la vraie peur, est un délire furieux »), être à l’origine de nouvelles violences. »
Le deuxième extrait se trouve à la page 47, et concerne ce que Pierre Hassner nomme l’ethos (c’est-à-dire une attitude, un positionnement moral) des hommes habités par le nihilisme, en citant plusieurs exemples caractéristiques, tous porteurs du même message : « Le « Mad Mullah of Somaliland » qui s’oppose aux Anglais au début du XXe siècle, leur déclare : « Je vaincrai car vous aimez la paix et j’aime la guerre. » Ben Laden s’écrie : « Nous avons des milliers de jeunes qui aiment la mort autant que les jeunes Américains aiment la vie. » Hafez el-Assad déclare à Henry Kissinger qui lui prédit qu’un jour il devra, comme Sadate, négocier avec les Israéliens : « détrompez-vous, la guerre ultime aura pour enjeu non le territoire mais la souffrance. Les Israéliens deviennent des bourgeois comme vous. Ils ne savent plus souffrir et mourir. Nous, nous savons. La victoire appartiendra à ceux qui sauront les plus longtemps souffrir et mourir. » A ces déclarations d’inspiration guerrière traditionnelle ou religieuse fait écho le « Vive la mort ! » des fascistes italiens et espagnols ou le mépris des nazis pour l’Amérique (et déjà des intellectuels allemands de 1914 pour l’Angleterre) au nom de l’opposition entre un peuple de héros et un peuple de marchands. »
Apprendre à contrôler notre aversion pour la perte et comprendre
Je ne commenterai pas ces deux extraits, car ils parlent d’eux-mêmes et sont sans ambiguïté. Mais je voudrais qu’on se souvienne de ce « Vive la mort ! » et de cette ultra-violence soudaine qui provoque (à dessein) un effet de sidération et de paralysie (qui aboutit non pas à la peur, mais à la pire des paralysies : la peur de la peur). Il faut retrouver la capacité à observer l’évidence et à la confronter : oui, le Mal est partout, il nous enserre et nous menace en permanence (à tel point que les Cathares considéraient le monde comme livré exclusivement au Mal et que Wilfred Monod, grand pasteur et père du célèbre Théodore Monod, avait intitulé l’un de ses ouvrages Le Problème du bien, et non pas Le Problème du mal, convaincu que l’Homme doit avant tout s’étonner que des îlots de Bien puissent apparaître et surnager dans l’océan de Mal où baigne le monde).
C’est pourquoi notre responsabilité, au-delà de l’anticipation et de la prévision qui sont de toute façon nécessairement limitées (quoique veuillent nous faire croire les mythologues du « big data » et de Minority Report), reste bien de nous organiser, au sein de nos communautés respectives (car rien ne se fera par le simple individu), pour apprendre à devenir robustes, capables de remodeler notre environnement, apprendre à contrôler notre aversion pour la perte et comprendre, une bonne fois pour toutes, que comme le rappelait Raymond Aron, les hommes ne sont pas disposés à sacrifier leurs passions à leurs intérêts.
NB : Il est rare que je rédige des « posts », ces billets assez longs qui nécessiteraient de ma part un engagement et des prises de position que ma double responsabilité de magistrat et de conseiller juridique du Gouvernement m’interdit, au nom du devoir de réserve (qui n’est pas une manifestation, comme certains s’échinent encore à le faire croire, d’une forme d’hypocrisie, mais bien d’un sens de la mesure et de la pondération qui ne peut qu’échapper au libertarisme confus).