Le droit à la déconnexion : mythe ou réalité pour les cadres ? Dans un monde professionnel hyperconnecté, le droit à la déconnexion s’impose comme un rempart essentiel contre les risques psychosociaux liés à l’utilisation excessive des outils numériques.
Ce droit, consacré par le législateur français en 2017, soulève des questions particulières pour les cadres dont l’autonomie et les responsabilités complexifient la délimitation entre vie professionnelle et vie personnelle. Quelques années plus tard, où en sommes-nous ?

1 – Fondements juridiques et mise en œuvre du droit à la déconnexion

1.1. Définition et cadre légal

Le droit à la déconnexion peut être défini comme le droit pour tout salarié de ne pas être connecté à un outil numérique professionnel et de ne pas être contacté en dehors de son temps de travail.
Il s’applique quel que soit le support utilisé : messagerie professionnelle, applications, logiciels, téléphone, tablette ou ordinateur, qu’il s’agisse de matériel professionnel fourni par l’employeur ou de matériel personnel du salarié.
Ce droit a été introduit expressément dans le Code du travail par la loi Travail du 8 août 2016, applicable depuis le 1er janvier 2017, bien que la jurisprudence l’ait déjà reconnu auparavant.

L’objectif principal est double comme le mentionne l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020 dans son article 3.1.3 : garantir le respect des temps de repos et de congé, et protéger la vie personnelle et familiale du salarié.
Le législateur a privilégié la négociation collective pour adapter les modalités d’exercice du droit à la déconnexion aux spécificités de chaque entreprise, en tenant compte de leur secteur d’activité, de leur dimension internationale et de leurs impératifs de fonctionnement.

1.2. Modalités de mise en œuvre dans l’entreprise

Deux situations doivent être distinguées dans la mise en œuvre du droit à la déconnexion.
Dans les entreprises soumises à la négociation annuelle obligatoire (NAO), doivent être abordés, conformément à l’article L. 2242-17 du Code du travail, les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques.

À défaut d’accord, l’employeur est tenu d’élaborer une charte après consultation du Comité Social et Économique (CSE), prévoyant les modalités concrètes d’exercice du droit à la déconnexion et les actions de formation et de sensibilisation à l’usage raisonnable des outils numériques.
Dans les entreprises ayant conclu des conventions de forfait en jours, l’article L. 3121-64 du Code du travail prévoit que l’accord collectif autorisant ces conventions doit déterminer les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion.
À défaut de dispositions dans l’accord collectif, il revient à l’employeur de définir ces modalités, conformément à l’article L. 3121-65 II du Code du travail, et le salarié doit en être informé par tout moyen

2 – Spécificités et enjeux du droit à la déconnexion pour les cadres

2.1. La situation particulière des cadres face à l’hyperconnexion

Les cadres constituent une catégorie particulièrement exposée aux risques liés à l’hyperconnexion en raison de plusieurs facteurs caractéristiques de leurs fonctions.
La nature de leurs missions implique souvent une grande autonomie dans l’organisation de leur travail, ce qui peut favoriser l’effacement des frontières temporelles entre vie professionnelle et vie personnelle, et leur position hiérarchique les conduit fréquemment à devoir rester disponibles pour leurs équipes ou leur direction.

Leur rémunération, souvent forfaitisée, peut créer un sentiment d’obligation de résultat indépendamment du temps nécessaire pour l’atteindre, tandis que la pression concurrentielle et les objectifs de performance peuvent induire une culture de disponibilité permanente.

Une étude Qapa (juillet 2019) indique que 67% des Français n’arrivent pas à déconnecter complètement du travail pendant leurs vacances, et que le smartphone est identifié par 93% d’entre eux comme le principal responsable de cette connexion persistante.

Le forfait en jours, dispositif particulièrement adapté aux cadres autonomes, présente des risques spécifiques en matière de surconnexion, puisque le cadre n’étant pas tenu de respecter des horaires précis, peut être tenté de travailler sans limites temporelles clairement définies.
C’est pourquoi le législateur a accordé une attention particulière au droit à la déconnexion des cadres en forfait jours, en exigeant que l’accord collectif instituant ce dispositif définisse obligatoirement les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion.

2.2. L’équilibre entre autonomie professionnelle et protection de la santé

Le droit à la déconnexion pose la question fondamentale de l’équilibre entre l’autonomie professionnelle des cadres et la protection nécessaire de leur santé.
Pour l’employeur, plusieurs obligations légales doivent être respectées : faire respecter les durées maximales de travail, garantir les temps de repos, réguler la charge de travail, veiller à la santé et à la sécurité des travailleurs, et respecter la vie privée du salarié.
Pour le cadre, le droit à la déconnexion présente un double enjeu : préserver sa sphère privée pour mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle, et protéger sa santé physique et mentale face aux risques d’épuisement professionnel.

La jurisprudence a progressivement reconnu la responsabilité de l’employeur en matière de prévention des risques psychosociaux liés à la sur connexion, notamment en exigeant l’évaluation et l’intégration au Document Unique d’Évaluation des Risques Professionnels (DUERP) des risques spécifiques liés à l’hyperconnexion.

L’analyse des accords d’entreprise permet d’identifier plusieurs bonnes pratiques pour assurer l’effectivité du droit à la déconnexion des cadres : définition précise des périodes de déconnexion, mise en place de règles d’utilisation raisonnée des outils numériques, actions de sensibilisation et de formation, et évaluation régulière de la charge de travail.
Il convient de souligner que les mesures techniques de contrôle du temps de connexion ou de déconnexion automatique sont insuffisantes si la charge de travail du cadre n’est pas régulièrement évaluée au regard de ses capacités, du caractère raisonnable des objectifs assignés et des moyens mis à disposition

3 – Applications pratiques et défis du droit à la déconnexion

3.1. Le cas spécifique du télétravail

Le développement massif du télétravail, accéléré par la crise sanitaire, a rendu encore plus importante la question du droit à la déconnexion, particulièrement pour les cadres.
Le télétravail peut être mis en place par accord collectif, charte ou accord entre l’employeur et le salarié formalisé par tout moyen, conformément à l’article L. 1222-9 du Code du travail, et le salarié en télétravail est titulaire des mêmes droits que celui qui effectue son travail au sein de l’entreprise.

Bien que les dispositions du Code du travail relatives au télétravail ne mentionnent pas expressément le droit à la déconnexion, elles y font référence implicitement en exigeant que soient prévues les modalités de contrôle du temps de travail, la régulation de la charge de travail, et les plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le télétravailleur.
Le télétravail, en supprimant la séparation physique entre lieu de travail et domicile, accentue les risques d’hyperconnexion pour les cadres, ce qui nécessite des mesures spécifiques comme la détermination précise des plages de disponibilité, l’intégration au DUERP des risques propres au télétravail, et la mise en place d’entretiens réguliers de suivi.

L’employeur doit évaluer et intégrer au DUERP les risques spécifiques liés au télétravail, notamment l’isolement potentiellement aggravé par des facteurs personnels, les risques de surcharge ou de sous-charge de travail, et les conséquences psychosociales de l’effacement des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle.
La distinction entre temps de travail et temps de repos doit être particulièrement claire pour les cadres en télétravail, afin de garantir pleinement leur droit à la déconnexion et prévenir les risques d’épuisement professionnel.

3.2. Responsabilités et conséquences juridiques

Dans la mise en œuvre du droit à la déconnexion, employeurs et salariés exercent des responsabilités distinctes mais complémentaires.
L’employeur est responsable de la mise en place du cadre permettant l’exercice effectif du droit à la déconnexion, à travers la négociation collective ou l’élaboration d’une charte, et doit veiller au respect des temps de repos et à la prévention des risques liés à l’hyperconnexion.

De leur côté, les salariés, y compris les cadres, doivent prendre soin de leur santé et de celle de leurs collègues, conformément à l’article L. 4122-1 du Code du travail, ce qui implique de respecter les dispositifs de régulation mis en place dans l’entreprise, certains accords mentionnant même un “devoir de déconnexion”.
Les cadres avec des responsabilités managériales jouent un rôle d’exemplarité particulièrement important, la formation des managers étant essentielle pour qu’ils donnent l’exemple et permettent aux salariés de se sentir légitimes à exercer leur droit à la déconnexion.

Le Code du travail ne prévoit pas de sanctions spécifiques en cas de défaut de mise en œuvre des dispositions sur le droit à la déconnexion, mais l’employeur peut être sanctionné pour non-respect des obligations liées à la négociation obligatoire en entreprise (C. trav. art. L. 2243-2).
La jurisprudence a néanmoins développé plusieurs fondements de responsabilité
potentiels : manquement à l’obligation de sécurité, non-respect des durées maximales de travail et des temps de repos, et atteinte à la vie privée du salarié. En pratique, de nombreux accords précisent qu’aucun salarié ne peut être sanctionné ou pénalisé dans son évolution de carrière au motif qu’il ne répond pas à une sollicitation professionnelle durant son temps de repos ou ses congés, affirmant ainsi la légitimité pleine et entière du droit à la déconnexion.

En définitive, le droit à la déconnexion constitue une avancée juridique significative pour protéger les cadres des risques d’hyperconnexion, mais son effectivité dépend d’une transformation profonde des pratiques managériales et de la culture d’entreprise. Sa mise en œuvre reste un défi quotidien qui nécessite l’implication de tous les acteurs de l’entreprise, bien au-delà des seules obligations légales.
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