Il y a encore un mois, il aurait été absurde de se demander si le coronavirus pouvait permettre la guérison de l’Europe sociale. La réponse initiale des dirigeants européens à la pandémie fut chaotique et mal coordonnée. Par moments, on a même pu craindre que cette nouvelle crise globale enterrerait une Union toujours plus en difficulté lorsqu’il faut jouer collectif. Et puis, finalement, l’Allemagne et la France se sont entendues, Angela Merkel faisant soudainement évoluer la doctrine de son pays en matière de mutualisation de la dette et de la relance. Depuis le 11 juin, les discussions ont commencé au sein de l’Eurogroupe et l’on peut espérer que le continent franchisse de nouveaux paliers dans son intégration économique et politique.

L’un des chantiers européens les plus cruciaux : construire l’Union européenne du travail

En tant qu’européen convaincu, je ne peux que me réjouir de cette évolution inattendue de la situation. Lorsque j’observe le reste du monde – que ce soit l’autoritarisme technologique de Xi Jinping ou le chaos populiste de Donald Trump – je me réjouis de vivre dans un espace politique et économique où les vertus du dialogue et de la coopération pacifique sont reconnues.
Et pourtant je reste insatisfait. Pourquoi ? Parce que la relance ne s’attaquera pas à l’un des chantiers européens les plus cruciaux : construire l’Union européenne du travail. Je pense pourtant que ce devrait être un souci fondamental pour tout européen sincère. En l’état, et cette affirmation ne surprendra personne, l’Union est inachevée. Nous avons intégré économiquement vingt-sept États en construisant le marché commun et en faisant l’Union douanière. Nous avons développé quelques institutions politiques, dont le pouvoir normatif s’étend d’années en années. Nous avons même créé une monnaie unique qui concerne aujourd’hui 19 pays et 340 millions d’habitants. Tout cela est énorme, mais reste insuffisant.

Manque d’harmonisation et libre circulation des travailleurs = tensions, abus et injustice

C’est tout particulièrement le cas dans le domaine du travail, où nous avons organisé une machine à créer de la désunion et de la frustration politique. C’est la conséquence de l’absence d’harmonisation sociale (et fiscale) entre États-membres. Couplée à la libre-circulation des travailleurs, cette situation ne peut jouer qu’en défaveur des États socialement les plus protecteurs, victimes d’une véritable concurrence déloyale. La situation est aggravée par l’existence des travailleurs détachés. Dans le cas européen, le but était d’accompagner l’intégration des économies européennes en favorisant les missions temporaires d’employés de maisons mères dans leurs filiales européennes ou, dans certains États, de recruter dans des secteurs en tension. Le caractère temporaire du détachement était précisé d’emblée puisqu’une mission ne pouvait durer plus de deux ans. Dans les faits, et à mesure que l’Union s’est ouverte vers le Sud et l’Est du continent, cette circulaire a permis d’ouvrir la porte à tous les abus…
Pour les pays les plus riches et les mieux intégrés au marché commun, cela a de véritables conséquences. L’Allemagne, la France et la Belgique sont les pays dans lesquels il y a le plus de travailleurs détachés, ramenés au nombre total de travailleurs. Et cela crée de fortes tensions. Entre pays d’abord, puisque certains États, comme la France ou la Belgique, se plaignent régulièrement d’une situation qui les prive de rentrées d’argent pour financer leur couverture sociale. Au sein des populations européennes ensuite, puisque dans les pays qui recourent le plus au travail détaché se renforce le ressentiment contre une Union européenne perçue comme vecteur de chômage. Et l’insatisfaction finit par jouer en faveur de ceux, à gauche comme à droite, qui espèrent détruire l’Union européenne. Pour sauver l’Union, il faut harmoniser nos politiques sociales.

À mesure du rattrapage économique des nouveaux entrants sur les pays les plus anciennement membres de l’Union, il faut remédier à ce déséquilibre structurel. Pour cela, il faut agir. Pour obtenir une harmonisation des droits du travail européen, nous ne devons pas hésiter à agir de manière politique, en menaçant par exemple de suspendre unilatéralement l’application des directives sur le travail détaché.

Renforcer la crédibilité de la France face aux autres Etats membres

Mais pour faire avancer l’Europe, il faut aussi renforcer notre crédibilité face aux autres Etats-membres. Malgré le rôle central de l’école dans la mythologie républicaine à la française, nous stagnons toujours en milieu de tableau de l’OCDE pour les classements en matière d’éducation. Et malgré notre première position en termes de pression fiscale au sein de l’OCDE, nous connaissons toujours un chômage de masse et l’explosion des inégalités. Nous devons être conscients qu’en échange d’une crédibilité renouvelée à l’échelle européenne, il faudra refonder notre modèle social national, vieux de soixante-quinze ans et mal adapté aux évolutions de l’économie française comme à ses faillites structurelles. Pourquoi parler de crédibilité ? Parce qu’il nous faut admettre que nous n’avons jamais été aussi mal vus par nos partenaires européens. Arrogante, donneuse de leçons mais fondamentalement incapable d’être une force de changement positive, la France doit montrer l’exemple en réformant tout en respectant les règles (économiques et budgétaires) que l’Europe s’est donnée. C’est à cette condition que nous pourrons devenir l’un des moteurs d’une nouvelle Union européenne qui achèverait le projet des pères de l’Europe dans les domaines du droit du travail et de la protection sociale.

L’Union européenne du travail est une urgence. C’est sur leur lieu de travail que la majorité des citoyens européens rencontre l’Union. Et c’est là qu’il est possible de montrer à chacun l’atout que l’Europe représente pour lui. C’est ainsi que nous réussirons à lutter contre la montée de l’euroscepticisme et que nous trouverons les ressources d’un nouveau rêve européen.
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