La journée a été pesante. Un chapelet de cadres pour finalement n’en retenir aucun. Pourtant, j’ai un poste super à pourvoir : celui de l’assistante personnelle de Jimmy Silverstone, descendant d’une longue lignée d’anglais qui ont fait fortune aux Indes, aujourd’hui banquier, actionnaire majoritaire de compagnies pétrolières aux US, de chaînes d’hôtels, et de mines d’or. Un homme à qui tout réussit : beau, la classe, la vie internationale, le jet personnel, 3 mariages ponctués de 3 divorces, passeur impénitent des fuseaux horaires, shooté au jetlag mélatonisé… Une résidence à New York, Londres et Paris. Il a besoin d’une gouvernante qui arrive dans ses résidences deux jours avant lui pour tout organiser, préparer son séjour, ses réceptions et donner des directives au personnel local. En fait, une “maitresse de maison” de luxe, capable de tenir ses résidences et de parler trois langues minimum, de l’agriculture du Mexique avec un ambassadeur turc et du cours du cacao avec un trader de Manhattan. Mon assistante interrompt mes réflexions. Une candidate m’attend. Bon gré mal gré je reçois Dorothée Noblecourt envoyée par un client, Directeur général d’un groupe alimentaire auquel je ne peux rien refuser. En quelque sorte, c’est mon SAV. « Je ne comprends pas, elle a tout pour elle, cela fait 1,5 an qu’elle cherche…. secouez la, entre nous, allez-y, elle en a besoin ! » Après la journée perdue que je viens de passer, saturée d’entretiens creux, cela promet un échange sympathique.
Dorothée Noblecourt entre dans le bureau avec des gestes d’impatience, pour me faire comprendre son irritation d’avoir attendu. Une grande femme à la chevelure longue ramenée en chignon de bon aloi, un tailleur gris, une démarche de défilé de mode, la quarantaine. Durant une nanoseconde des idées étrangères au métier infusent dans ma tête. Elle s’assoit dans un croisement de jambes intelligemment sensuel
– Je suis venue pour faire plaisir à mon oncle, merci de me recevoir
– …. où en êtes-vous ?
– J’accumule les refus….
– On ne peut pas gagner à tous les coups
– Plus de 20 refus depuis un an et demi, cela suffit, non, je ne suis pas maso…
– Etes vous sûre que les refus ont la même cause?
– Sûrement que non, mais le résultat est le même..
– Et si vous étiez devenue phobique du job…
Elle me regarde comme une malade son médecin qui met un nom sur sa souffrance, puis feint de ne pas comprendre.
– Vous vous trouvez bien dans ce rôle, votre oncle s’occupe de vous…
Là elle se braque
– Je ne suis pas malade, je suis sans emploi !
– Votre oncle a bien un poste à vous proposer…
– Je ne veux pas de sa pitié… s’il m’envoie vous voir, c’est pour que vous vous m’en trouviez un
– Je ne suis pas Pole Emploi
– C’est bien ce que dit mon oncle!
– Quoi donc ?
– Des chasseurs de tête qui cherchent, on en trouve, mais des chasseurs de tête qui trouvent, on en cherche…
En fin de journée, me voilà avec une naufragée du marché de l’emploi. Je me mets en pilotage automatique,elle narre sa vie à plaisir. Je réponds au hasard des généralités, le plus tôt elle partira sera le mieux.
– Je suis née à Atlanta, Papa travaillait pour la Coca Cola Company. Vers mes dix ans, il a été nommé Directeur au Vietnam, j’y ai fait mes études jusqu’au bac, puis il a été muté à Berlin, au moment de la chute du mur…. Papa voulait que je fasse une école de commerce, alors j’ai fait une école de commerce, papa voulait que je parle anglais, en tant que Directeur de Coca, cela aurait été la honte, sa fille ne parlant pas la langue de Shakespeare, puis il a été renommé au siège à Atlanta, j’ai fait un MBA à Cornel.
Machinalement je l’écoute, toujours en pilote automatique et lui demande comment elle a trouvé son premier emploi.
– Un stage fait chez Hilton à New York, mon travail leur a plu, ils m’ont proposé de rentrer chez eux à la fin de mes études, et deux ans après j’ai été nommée à la Direction France,
– Et après ?
– Un de vos confrères m’a chassée pour le poste de Directrice des services généraux de la chaine Ibidis…
– Vous avez rondement mené votre carrière,
– Jusqu’à ce que je me fasse vidée des hôtels Ibidis, la chaîne Mansfield Resorts les a absorbés, ils ont gardé une seule directrice des Services Généraux, la leur, bien sûr… et depuis un an je ne trouve pas.
Elle m’agace bobos au curriculum vitae.
– Depuis un an je cherche un poste de Directrice, je vois des tas de boîtes, des gens comme vous, je vais régulièrement à l’APEC, j’ai refait dix mille fois mon CV…soit je suis trop chère, soit mon CV fait peur, soir je suis trop âgée…
Ne sachant pas comment m’en débarrasser je lâche machinalement une phrase passe partout pour la réconforter
– Vous savez, le malade qui ne veut pas guérir, c’est classique…
– Ce qui veut dire?
Après un instant d’hésitation, elle va bien sûr se plaindre à son oncle, l’idée de perdre des contrats avec lui me traverse l’esprit, après tout c’est lui qui me l’a envoyé pour que je la recadre.
– Il y a des « sans-emploi » qui fuient l’emploi de peur qu’il ne les fuit, j’en rencontre tous les jours, ils ne désirent plus le succès, ils se présentent pour un poste, plus ou moins volontairement ils ratent l’entretien, en fait, ils choisissent de ne pas être recrutés, ils agissent contre leur intérêt, ce faisant, ils évitent d’être à nouveau licenciés…
– Donc, c’est moi qui ne veux pas retravailler?!
– Après un licenciement, il est normal de se sédentariser dans le chômage, de tomber dans le CDI, le Chômage à Durée Indéterminée, malgré vous, de tout faire pour le rester, tout en criant haut et fort, urbi et orbi, que vous voulez retravailler.
Elle prend un air renfrognée et rajoute avant qu’elle n’ait pu cracher sa colère:
– N’importe quoi ! Moi, chômeuse, pour éviter le licenciement … je suis victime de la fusion d’Ibidis et de Mansfield Resorts, un point c’est tout !
– Vous imputez tout aux autres, et votre pouvoir de décision, votre libre-arbitre ? Et vos réussites jusque là vous vous les attribuez n’est-ce pas ?
– Oui…
– Et quand vous échouez, ce sont les autres…
– …!!! Si mon oncle m’avait dit que j’entendrais cela… maintenant, je serais responsable de mon chômage…
– Vous n’avez pas décidé la fusion, ce sont les actionnaires qui l’ont fait pour faire une plus value, mais vous êtes responsable de votre vie.
– Vous parlez comme mon père.
– Un cadre dirigeant peut deviner, subodorer, anticiper une fusion, en détecter les signes annonciateurs, cela veut dire simplement que vous êtes responsable du pire comme du meilleur.
Une idée me vient soudain à l’esprit avec le secret espoir de finir ma journée avec un résultat.
– Et pourquoi pas assistante de Silverstone !? Un niveau supérieur de formation, une dimension internationale, un goût pour l’organisation… vous avez tout cela…
Elle me toise de ses yeux bleus
– Je n’ai pas fait tout ce parcours pour tomber assistante…. pourquoi pas standardiste tant que vous y êtes !?
– Il n’y a pas de sot métier….
– Dans ma famille Monsieur on a une dignité…
– Vous connaissez Silverstone ?
Dorothée déplie brusquement sa longue silhouette, attrape son sac et quitte mon bureau sur une « bonsoir Monsieur le chasseur d’assistante »
Par la baie vitrée du bureau striée de pluie, des blocs de crépuscule se disloquent entre les toits de Paris. Dire que dans cette ville, à cette seconde, des milliers de gens rentrent chez eux la mine défaite et annoncent leur licenciement, et au même moment, d’autres les bras chargés d’une bouteille de champagne et de quelques victuailles grimpent quatre à quatre les escaliers pour claironner à leur famille qu’ils viennent de signer un contrat de travail. Cette snobinette noircit définitivement ma journée.
Une semaine plus tard Dorothée Noblecourt m’appelle : « Avez-vous pourvu le poste pour Mr Silverstone?… » Cela fait 5 ans que Dorothée Noblecourt s’épanouit entre Paris, Londres et New-York.