Christine Marceau est venue me proposer ses services pour notre cabinet. Tout naturellement, je lui demande son curriculum :
– On n’est plus au moyen âge…
– ?!
– Comment pouvez-vous encore réclamer un CV, c’est la pire des choses que vous puissiez demander…
– Il me faut bien une trace…
– Vous avez pris des notes durant notre entretien ?! Je suis une ennemie acharnée du CV !
– Pourquoi donc ?
– Il y a 5 ans, je cherchais du travail, j’ai envoyer mon CV à des tas de boîtes de conseil, notamment à l’Institut de management Logos. Je rêvais d’y entrer depuis toujours. Pas de réponse à mes lettres de motivations, tout devait aller au panier…. Un jour je lis dans le Monde un article sur un sujet que je connais bien, écrit par le patron de cet Institut. Je n’étais pas d’accord avec les idées qu’il défendait. Aussitôt, je lui envoie une lettre avec mon point de vue et mes critiques.
– Courageux, l’a-t-il lue ?
– Quelques jours plus tard, son assistante m’appelle pour le rencontrer. J’étais folle de joie et en même temps inquiète. Je m’attendais à des reproches ou à une leçon bien en règle…
– Alors ?
– Une grande amabilité, on échange nos idées, tout ne peut s’écrire dans le Monde, on était en phase…
– Vous lui avez parlé de votre recherche d’emploi…
– Cela aurait cassé l’ambiance, entre passionnés d’un sujet, on prend du plaisir, on en oublie l’heure et on se coopte. Quelques semaines plus tard, il m’appelle et me propose une situation à ses côtés.
– Il vous a quand même demandé un CV à ce moment-là ?
– J’en ai fait un, spécialement pour lui en mettant le focus sur les sujets qui l’intéressaient.
– Bien joué !
Quelques heures plus tard, je me retrouve à Bagneux.
Le jour est comme du goudron. La pluie menace les tombes. Les bruits humains amortis sous les cyprès. Pierre Salmon est mort. Un accident de voiture. Chasseur de tête connu, décrié, aux méthodes de ventes hardies, aux relations abruptes avec les candidats, mais des appuis politiques, un bagout hors du commun. La profession distante de son vivant l’accompagne à son dernier cabinet. Je hais l’enterrement. Le licenciement de la vie. Le cortège se forme. Défilent les têtes de la profession, visages figés, dans une odeur terreuse. Une bénédiction est psalmodiée par un prêtre. Je ne connais pas le défunt, la rumeur le décrit comme un «farfelu». Les confrères se cassent en deux pour saluer la famille et s’égayent entre les tombes. A la sortie du cimetière, des phrases de convenances : «un mec bien», « la profession perd un de ses meilleurs membres», «c’était un homme droit», puis chacun regagne sa voiture et se précipite au téléphone pour prendre contact avec les clients de l’inhumé.
En 30 ans, j’ai assisté à des dizaines d’enterrements : rangées de pierres tombales aussi élogieuses les unes que les autres. Jamais une ne dénigre celui qui est dessous. Tout le monde est merveilleux sur une pierre tombale comme sur un CV. Ci-gît un mec bien. «Que pensez-vous de mon CV?» Quête d’amour narcissique, signe d’angoisse existentielle, aussi ridicule que celle d’un homme qui demande à la femme qu’il veut séduire ce qu’elle pense de sa carte d’identité. Elle s’en moque surtout si elle ne ressent rien et s’il ne la fait pas rêver. CV veut dire candidat, candidat signifie gêne et tracas, donc un rejet quasi obligatoire. En 30 ans, je n’en ai jamais vu un qui dénigre son auteur. Inutile CV bien écrit, bien tapé, avec photo couleurs montrant un sourire vainqueur. Ah, CV, cher CV quand tu nous tiens, tu nous tues.
La nuit est tombée sur Paris, enveloppante. Je rêve d’un bureau sans CV. La France surpeuplée de cadres qui savent en rédiger. La capacité à savoir le faire est inversement proportionnelle à la probabilité de trouver un emploi. Le CV erre d’entreprise en entreprise, de cabinet de recrutement en agences de l’APEC. Envahisseur protéiforme : chronologique, par compétences, court, long car on n’a pas eu le temps d’en faire un court, clip avec mise en scène, générique de fin, BD, à la Alain Delon parlant à la troisième personne, RATP recherchant une station qui dessert son domicile … mais CV problème pour celui qui le reçoit, lui-même habité par le souci du sien. Focus sur soi, écran total qui empêche de s’ouvrir au monde, dans une fantastique compétition vers les mêmes cibles de plus en plus rares. Et au bout, refus et déception. Rien n’est complètement vrai ou faux, vivant ou mort. L’emploi n’est pas d’un côté, le chômage d’un autre. Des actifs restent inutiles dans une organisation, des disparus habitent souvent l’organigramme de leur entreprise ou sont habités par lui. Qu’y a-t-il après le chômage ? La résurrection de l’actif qui s’adapte, un revenant sur le marché de l’emploi grâce à des approches atypiques, astucieuses, souvent « border line ».
Dans la voiture, je ressasse ces questions. Je revois Christine Marceau dans mon bureau et sa théorie sur le CV. Finalement plus on est candidat, moins on intéresse, qui peut être attiré par un demandeur d’emploi, quémandeur, donc emmerdeur ? La pauvreté du chercheur d’emploi est inversement proportionnelle à sa capacité d’attraction. Le meilleur remède : la distance, le recul, l’éloignement, les vacances. Au lieu de s’entêter à chercher sans trouver, mieux vaut prendre le large.
Etre candidat à la vie, oui. A l’amour, à l’affection des amis, à la tendresse du conjoint, des enfants, des parents, à son jeu favori, à son sport habituel, des activités agréables, dormir, ne rien faire… Un patron recrute un cadre pour sa passion, sa personnalité, son enthousiasme. Lui faire comprendre que son intérêt passe par lui, et il écoutera. Ne pas dire du bien de son CV, mais lui dire le bien qu’il en retirera.
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