Le choc de la porte résonne dans tout son corps. Une odeur d’urine, des murs lépreux, un lit de béton, on lui a pris ses lacets, sa ceinture et ses lunettes. Le froid. Une cellule tombale. Que fait-il là ? Lui, André Chartier, directeur administratif et financier d’un groupe de cliniques privées. Au trou, dans le commissariat de Rueil Malmaison. Depuis deux jours les événements se sont précipités. Il n’arrive pas y croire, lui, d’une parfaite honnêteté, à l’éducation stricte, qui a donné des principes à ses deux enfants, le voici en garde à vue. A poil, inspection des parties intimes, comme s’il pouvait cacher quelque arme, photo anthropométrique, test ADN, tutoiement. Un cauchemar. Il plie son veston, le pose au bout du lit de ciment, et s’allonge en chien de fusil, la tête sur son oreiller de fortune. Il pleure et rit en même temps. Pourtant il ne pouvait pas faire autrement et ressasse dans sa tête les événements de ces dernières quarante huit heures. Il se voit rentrer chez lui vers 19 heures. Il fait déjà nuit. Depuis dix ans avec sa femme et ses enfants il habite le quartier X de Rueil-Malmaison. A la sortie du RER, dans la foule des banlieusards abrutis de travail, il marche d’un pas mou. Après la pharmacie, où il achète chaque mois sa boite d’anxiolytique, et dès le début de sa rue prend un pas alerte, décidé, celui du cadre toujours en forme malgré une journée bien remplie. Il glisse la clé dans le portail et remarque tout de suite quelque chose d’anormal. La lampe de la cuisine se balance et éclaire par vague la pièce. Il court vers la villa, entre dans le hall, se précipite vers la cuisine et s’arrête net. Un long moment il reste rivé sur place. Ce qu’il voit est insupportable. Chantal, sa femme, sur le sol, désarticulée comme une poupée, les yeux exorbités, la bouche en forme de cri alors qu’elle est silencieuse, la langue à moitié dehors.
Son cœur cogne à grands coups dans sa poitrine. Une sensation d’insécurité, l’angoisse du rejet de la vie. Une nuit hallucinée. Alors il court dehors, monte dans sa voiture et démarre en trombe vers l’A86, attrape l’A14 et fonce dans les tunnels pour arriver sur l’A13.
Il doit clarifier son désordre mental, pense à Hitchcock, à ses enfants qu’il devrait appeler, à Chantal … Après Evreux, il s’arrête dans un restoroute.
Dans la cellule voisine une voix crie, vocifère, un drogué insulte la terre entière et crie « maman ». Il s’en veut. Tout cela est de sa faute. Depuis deux ans, il le sent bien, il a perdu la main, envie les autres qui boivent l’obstacle, avalent les secousses. Lui est un cérébral, pas doué pour sentir, au jeu du hasard il perd à tous les coups, est devenu un grand nerveux, un inquiet. Il a peur de l’avenir. La preuve : tout cela le mène dans une géole, résultat de sa raideur, de son refus de laisser aller les choses. Le voici en prison avec sa manie de ne pas se poser. Son éducation a bon dos, au lieu de s’asseoir, il se redresse, s’érige, réclame, raisonne. S’il s’était mis en boule, s’il avait suivi des courbes, il n’en serait pas là. Mais il ne sait que marcher droit, et en est fier. A vouloir une vie perpendiculaire et un avenir fixe, il se trouve dans un trou de pierre, avec un CV en guise de testament.
Sur l’aire d’autoroute, il pense à ses enfants. Ils vont rentrer. Trouver leur mère dans la cuisine. Il fait demi-tour, fonce et arrive dans sa rue plongée dans la nuit, rentre la voiture au garage. L’esprit agité, monte au rez-de-chaussée et s’arrête pour écouter. Le silence. Et une répugnance de ce qu’il vit, cette maison, ces escaliers qui mènent vers le cadavre. Ses enfants ! Il faut agir. Il parvient à monter jusque dans le hall, sans regarder du côté de la cuisine, prend le téléphone et appelle la police.
Un bruit de clés tournée bruyamment, un triangle de lumière l’éblouit.
– Allez lève-toi, le chef veut te voir.
Il titube dans ses chaussures sans lacets, le long du couloir, grimpe l’escalier et arrive devant un bureau, s’assoit sur un banc pour attendre et reprend le film des événements ; les voitures de police rugissent devant la maison, les gyrophares fous, des policiers partout dans la villa. Ils sont arrivés juste avant ses enfants. Quand il les voit, il se précipite vers eux et les écarte de l’entrée de la cuisine.
– Vous étiez présent quand c’est arrivé ? demande celui qui ressemble à un chef
Les mots sèchent sur ses lèvres. Son fils intervient :
– Papa était au travail, ma sœur et moi étions chez nos grands parents à Cabourg…
– Où travaillez-vous ?
– Papa est directeur…
– Je ne vous ai rien demandé….
Pris dans un piège. Il ne peut plus réfléchir. Il déglutit :
– Je travaille à la Défense… à la Compagnie Européenne des Cliniques.
Il ne pouvait pas répondre autre chose devant ses enfants. Le policier revient avec sa démarche de cow-boy et crache quelques mots pour lui dire d’entrer dans le bureau du chef. L’inspecteur est un homme rondouillard, quelques rares cheveux coupés ras, une moustache qu’il lisse entre deux phrases. Un bureau métallique, un vieux PC, une odeur de sueur et de tabac, une affiche vantant les avantages d’une carrière dans la Police ;
– Ce serait mieux d’avouer, tu en prendras pour 10 ans, elle te trompait, tu l’as surprise dans l’après midi… et couic, classique… d’après le médecin légiste, elle est morte entre 15 heures 30 et 16 heures. Où étais tu à cette heure là ?
– Je vous l’ai déjà dit… j’étais à mon travail
– Où ça ?
– A la Défense, je vous ai expliqué…
– On est allé vérifier… en attendant redis-moi à quelle heure tu es arrivé.
– Vers 20 heures… enfin non vers 18 heures 30, en la voyant, j’ai paniqué, j’ai pris la voiture et ai roulé sur l’autoroute
– Au lieu de prévenir la Police…
– J’ai pensé aux enfants, ils allaient rentrer et tomber sur leur mère, je suis vite revenu et je vous ai appelés…
Une jeune femme rentre dans le bureau et vient murmurer quelque chose au creux de l’oreille de l’officier. Aussitôt, la mine réjouit de celui qui a trouvé, il lance :
– On vient de vérifier, tu ne fais plus partie de la Compagnie Européenne des Cliniques depuis bientôt un an, ton compte est bon ? Tu ferais mieux d’avouer, c’est connu l’amour et le chômage ne font pas toujours bon ménage, tu bandais plus, les psy appellent ça une castration symbolique, ta femme ne te supportait pas à la maison, tu t’es disputé avec elle … et tu l’as zigouillée…un point c’est tout !
– Bon c’est vrai, j’ai menti… pour mes enfants, ils ne savent pas que je suis licencié…
– Ok, admettons, mais alors si tu ne travailles pas, où étais tu entre 15 heures 30 et 16 heures 30
– Dans un cabinet de recrutement.
“Le noms des personnes, des entreprises et des lieux ont été changés.”
Lire la suite L’homme qui croyait avoir tué le chômage (suite et fin)