On ne prête qu’aux riches

Un de mes dadas est de demander aux cadres que je reçois comment ils ont trouvé les différents postes qu’ils ont occupés. Un jour, je reçois Simon Lickel, ex directeur marketing produit chez un grand fabricant de yaourt. C’est un entretien que je n’oublierai pas,  tant il m’a surpris par la forme et par le fond,  et surtout par l’aplomb de ce cadre. Son histoire est savoureuse.
– En 2005, j’étais chef de groupe chez Biorange, qui s’est fait absorber par un groupe américain plus gros que lui, qui a mis en place ses hommes à lui, normal, c’est la loi du genre, je me retrouve sans job. Une situation qui ne m’a pas plu du tout, je faisais et je fais toujours comme une allergie à Pôle Emploi. Donc, j’envoie ma candidature à tous les grands fabricants de yaourts d’Europe. Je les connaissais tous, et eux savaient qui j’étais…
– Et alors ??
– Rien, pas de réponse !
– Plus on monte dans la hiérarchie moins il y a de poste à pourvoir, aujourd’hui les gens s’accrochent à leur fauteuil, c’est humain …
– Cela n’excuse pas pour autant l’impolitesse, moi, j’étais très mal, allergique que je vous dis, et je somatisais à mort…
– Qu’avez-vous fait, je vois sur votre CV, vous avez retrouvé 5 mois plus tard…
– J’ai menti…
– ???
– J’ai inventé une histoire, et tout le monde y a cru, j’ai imaginé que j’avais signé un contrat de six mois, une multinationale agro-alimentaire m’avait confié une étude du marché en vue du lancement d’un nouveau yaourt aux fruits au niveau européen. J’ai adressé un courrier à tous les leaders, les mêmes auxquels j’avais envoyé ma lettre de candidature 1 mois plus tôt.
– Osé comme démarche…
– Mais payant… cela leur a foutu la pétoche, la perspective de l’arrivée d’un nouveau concurrent les a inquiétés, ils ont tous voulu me rencontrer avec l’intention de me faire parler. C’était extraordinaire, j’ai été reçu par toutes les sommités du secteur, il fallait les voir me cribler de questions…. et me parler de leurs projets…
– C’est quand même limite…. et vous avez trouvé un job avec votre histoire …
– Attendez, c’est plus compliqué, le plus délicat quand vous êtes face à un éventuel employeur, c’est d’être crédible, c’est taire le nom de ce groupe qu’il voulait connaître, mais je me retranchais derrière la confidentialité à laquelle je m’étais engagé pour faire cette pré étude. L’un d’eux m’a laissé entendre qu’il aurait un poste pour moi après cette étude…
– Vous avez sauté sur l’occasion.
– J’ai joué le jeu jusqu’au bout, lui ai répondu que les conclusions de mon étude me laissaient penser que mon contrat à durée limitée allait se transformer en CDI pour faire le lancement de ce fameux nouveau yaourt…
Sa narration me laisse pantois. Voilà un cadre, bon chic bon genre, et qui ose monter tout un scénario, inventer une histoire, mentir, tricher. Devant mon air de désapprobation il ajoute :
– C’est pour la bonne cause, vous comprenez.
La démarche osée trahit une personnalité hardie, astucieuse, frisant la mythomanie, car se présenter au nom d’une prétendue multinationale agroalimentaire – dont il cache le nom pour des raisons évidentes de discrétion – et ne jamais parler de sa recherche d’emploi, il faut oser. En même temps, agissant ainsi, il montre qu’il est très pris et surtout indisponible, puisqu’une multinationale de l’agroalimentaire « achète » ses talents, ce qui démontre sa valeur et son importance.
– L’un de ces patrons vous a rappelé pour un poste…
– Pas du tout, voyez-vous, quelques jours après je suis présenté par le biais d’un de vos confrères au patron d’une entreprise de fromage à pâte molle, eh bien, mon histoire m’a sauvé la mise, et quand il m’a demandé quand je serai disponible, tout naturellement, je me vois encore lui répondre “A la fin de mon étude, sauf si les américains me recrutent …”
– Il a insisté et nous avons conclu. J’en suis sûr, si j’avais été simple demandeur d’emploi, j’aurai été mauvais, il ne m’aurait pas pris.
L’histoire de ce cadre montre plusieurs aspects importants dans la recherche d’emploi : on ne prête qu’aux riches, souvent on ne propose un job qu’à celui qui en a déjà un. Injuste oui mais normal et humain. Cela rassure un employeur de savoir qu’un autre employeur vous paie à tel salaire. Quand vous avez déjà un emploi ou que vous vous comportez comme si, le besoin d’avoir à tout prix ce poste s’estompe, le besoin d’argent n’est pas criant, vous parlez du poste et de l’avenir, et le courant passe. Il y a tant d’entretiens dans lesquels l’employeur cherche une compétence et le cadre un salaire à la fin du mois. Un dialogue de sourd ! Cela démontre aussi une chose : le même homme, avec le même CV, le même cursus, les mêmes qualités, les mêmes aspirations…. en utilisant deux voies différentes, dans un cas est repoussé, dans l’autre accueilli.
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Paul-Emile Taillandier: Après l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et la Faculté de Droit d’Assas, Paul-Emile Taillandier commence sa carrière comme chargé de mission au Cabinet du Préfet de la Guadeloupe, puis devient secrétaire général d’une Union Régionale du MEDEF. De 1986 à 2008, il dirige le cabinet de recrutement Taillandier Conseil. En 2008, il crée Talents-Clés Conseil, cabinet spécialisé dans le recrutement de profil rare et fonde en 2012 "Cadre et Dirigeant magazine". Auteur d’un roman La Nuit Créole et d’un e book Curriculum à éviter. Page Google+