Pour apprécier ce récit, mieux vaut avoir d’abord lu L’homme qui croyait avoir tué le chômage
Un ciel chargé d’orage, la rumeur imprécise et lointaine de la circulation, les deux policiers assis dans mon bureau. Je confirme. Chartier était bien avec moi à cette heure là. Je me rappelle le rendez-vous que j’ai eu avec lui. Il était bien paumé.
– J’ai été licencié à la suite du changement d’actionnaires, dans leur grande générosité ils m’ont offert un outplacement, j’en avais besoin, après tout ce que j’ai fait pour la Compagnie, je lui ai été fidèle pendant 20 ans….
– Qu’avez vous fait depuis ?
– Des lettres de candidatures tous azimuts, j’ai vu déjà beaucoup de recruteurs… puis me suis arrêté…
– Pourquoi ?
– Mon consultant m’a recommandé de suivre la procédure de son cabinet, j’ai fait un bilan de compétences, réfléchi aux mille manières de faire un CV, résultat 6 mois après, je n’avais toujours pas agi, plus de ressort, j’aurai pas du m’arrêter, mais c’est la procédure du cabinet, oh, je ne suis pas le seul, il y a mieux, ou pire que moi, au début cela rassure dans son malheur, on se dit qu’on est dans la norme ?! En fait, ce sont des béquilles qu’on vous donne, l’outplacement , une prothèse à durée déterminée…
– Vous avez la chance d’avoir ce cabinet… un endroit où aller, un bureau, un numéro de téléphone, un PC….
– C’est un leurre de statut social, voilà ce que je suis, j’ai craqué…
– Ils vous aident…
– A faire des CV repérables par tous les consultants, avec la même présentation, la même police…
– Vous exagérez…
– J’appelle ça, les risques nosocomiaux des cliniques du chômage, on vous anesthésie de perfusions mensuelles d’assédic, et vous attrapez toutes les maladies qui traînent, la seule chose que je leur reconnais, j’ai gardé mon standing social, dans le quartier personne n’est au courant, je vais jouer au tennis avec mes enfants, d’ailleurs, ils ne le savent pas…
– Quoi donc ?
– Tous les jours je fais semblant d’aller au travail, ils me voient partir tous les matins et ils croient…
– Pourquoi faites vous cela ?
– C’est pas facile, pourtant j’avais des succès à mon actif, j’étais quelqu’un dans l’entreprise et un jour mon Président m’annonce tout de go mon licenciement. « Vous n’êtes plus performant, vos résultats ont baissé, vous n’êtes plus l’homme de la situation, voyez la DRH pour votre départ, merci mon vieux ! »
– Cela arrive tous les jours à des gens très bien!
– Je ne me voyais pas rentrer et le dire à ma femme, encore moins à mes enfants… Je me sentais minable, un rien du tout, j’aime ma femme et mes enfants sont super.
– Alors, pourquoi les tromper ? Au contraire, votre famille vous aime pour votre job ou pour vous ? Pour eux, vous êtes le même. Votre femme sait que le chômage existe… Vos enfants aussi! Montrez leur, malgré le licenciement, que vous croyez toujours en vous, à votre avenir professionnel, ils vont vous aider… pour eux vous êtes toujours l’époux et le père qu’ils aiment!
Il se lève et me remercie chaleureusement. Voilà ce que je raconte au policier.
Le temps lui a manqué. Cela n’aurait pas changé sa triste histoire, s’il avait pu le dire à son épouse. En revanche ses enfants n’ont pas compris sa réaction. Ils en ont souffert. Quelques jours plus tard, un individu, arrêté à la gare de Rueil-Malmaison, après un test ADN, avoue être l’agresseur de Madame Chartier.
Monsieur Chartier est veuf. Ses enfants l’aiment toujours, qu’il soit actif ou chômeur.
“Le noms des personnes, des entreprises et des lieux ont été changés.”