L’avion se pose brusquement sur le tarmac de Pau. Par le hublot, les Pyrénées blanchies au sommet.
Le DRH de la Mutuelle de Bigorre, Jacques Courtois, m’accueille comme le messie, convaincu que je vais faire des miracles là où il n’a pas réussi : faire venir des cadres à Tarbes. Une ville bonne enfant, mais un enterrement de première classe pour cadre ambitieux. Le charme des Pyrénées, le ski en hiver, la proximité de l’atlantique et de la méditerranée, suffisent péniblement à emporter la décision des cadres que j’approche.
L’auto file maintenant à vive allure à travers les zébrures de la forêt qu’imprègne le crépuscule. J’écoute à moitié la litanie du DRH. Tout en conduisant brusquement il commente avec des banalités :
– Moi, j’aime ou j’aime pas, on éprouve tous des sentiments et des préférences, vous devez savoir ça, vous, dans votre métier, on a souvent tort d’oublier nos affects pour la raison.
A un carrefour, il pile net dans un crissement de pneus.
– En plus, un corbillard qui roule à tombeau ouvert, on aura tout vu, je me suis toujours demandé si la morte saison existe pour les pompes funèbres…
Un ange passe. Le DRH d’une mutuelle, symbole de la sécurité, roule comme un dingue sur la route qui fend la forêt. Il reprend ses commentaires, voulant sûrement montrer à ce consultant parisien qu’il y en a dans la tête de ce DRH de ce trou paumé.
– Le métier que l’on exerce doit avoir du sens, tenez, en ce qui me concerne, le mien me motive, c’est presque un sacerdoce… et puis comment vous expliquer ? De tous les postes que j’ai occupés, ce qui l’emporte c’est l’intuition, l’émotion, le ressenti.
Sa logorrhée me transporte dans un dîner chez de vagues amis il y a quelques mois. Un des convives pendant le repas me crible de questions sur la manière de faire son CV et de piloter sa carrière qui tourne mal. Arrivé au dessert, lassé par son indélicatesse, et enhardi par le bordeaux, je lui demande: « Si j’étais proctologue, exposeriez-vous vos difficultés devant tout le monde de la même manière ? » Les rires éclatent sauf le sien et la soirée se termine.
Les phares de la voiture éclaboussent les arbres, les rares maisons, les pylônes.
– Moi, je sélectionne les candidats selon leur humeur, enfin je ne vous apprends rien, ils sont tous pareils, l’optimiste explique que ses échecs sont dus à quelque chose qu’il peut modifier, sur lequel il a prise, pour le pessimiste l’échec est dû à une déficience personnelle et on ne se refait pas.
Au bout d’une allée une maison piégée par des collines, des fenêtres éclairées.
– Nous y voilà, dit le DRH en garant sa voiture.
La maison est toute de bois, Blanche Neige et les sept nains. Une femme vêtue d’une robe noire, un air de Joconde, m’accueille. Dans la salle à manger, un feu de cheminée crépite. J’aurais préféré me trouver seul au Novotel du coin.
– Je le dis souvent à mon mari, nul ne détient les critères de l’échec et de la réussite, qui peut assurer qu’une vie ratée selon les règles en cours ne sera pas finalement une vie heureuse plus tard ?
Que répondre à de telles banalités. J’essaie de rentrer dans le ton.
– Une vie professionnelle réussie est une vie qui va de soi, qui s’impose dans l’évidence de son accomplissement, et dont on ne veut changer pour aucune autre – si modeste soit-elle – parce qu’elle nous appartient en propre.
– Tu vois ce que dit un chasseur de tête, ta Mutuelle devient une banque, tu vas y perdre ton âme
– Enfin chérie, la Mutuelle a une vocation noble…
– Faire du fric, exploiter le malheur des autres, sans la maladie, les accidents, la mort, vous n’existez pas… au moins quand on était à Douala, c’était plus clair, si je peux m’exprimer ainsi…
Le mari explique.
– J’ai travaillé pendant plus de 15 ans en Afrique, une grande scierie…
– Nous avions une maison déjà en bois, des domestiques à qui mieux mieux, je m’embêtais, disons que j’évangélisais à mon petit niveau l’Afrique…
Le mari réussit à reprendre la parole.
– DRH en Afrique cela n’a rien à voir avec ici.
– Au moins tu participais à l’émancipation des africains, ici, tu respectes les lois dans un seul but faire du fric.
– Mon épouse est une grande idéaliste !
– Des convictions religieuses….
– Moi aussi répond il, je suis autant engagé que toi dans notre paroisse… disons que tu es plus intolérante…
Elle tourne ses yeux vers moi espérant quelque arbitrage :
– J’ai pour habitude et déontologie dans mon métier de ne pas évoquer les questions de confession.
Elle sourit avec une onde d’autosatisfaction sur les joues.
– Sauf votre respect, je me demande comment un métier comme le vôtre peut exister, des millions de gens cherchent un emploi, les entreprises n’ont qu’à les engager.
– N’embête pas, Monsieur, je t’ai déjà expliqué…
Le téléphone interrompt cette passe d’armes. La maîtresse de maison agacée se lève, disparaît dans le vestibule et revient aussitôt crachant :
– En plus il ne te laisse même pas de vie privée, tiens ton Directeur général…toujours aussi peu aimable…
Jacques Courtois se retire, me laissant avec sa charmante épouse.
– Jacques ne sait jamais dire non, c’est un faible…
– Un généreux…
– Dans votre monde, faut-il être généreux pour réussir, Jacques n’est pas fait pour le business, on va bientôt lui demander de supprimer des emplois, il ne va pas en dormir, il vous l’a dit, ils sont absorbés par une mutuelle plus grande…
Jacques Courtois revient la mine défaite.
– Le Président est mort…
Puis se tournant vers moi :
– Le Président du conseil d’administration de la Mutuelle, une crise cardiaque, il y a une heure au cours d’un diner à la Préfecture… Désolé, mais les recrutements pour lesquels je vous ai fait venir… Je vais vous raccompagner.
Un dîner catholico-mondain dans un chalet pyrénéen et je repars bredouille. Quel temps perdu à subir leurs réflexions. Une soirée gâchée. Un déplacement inutile. Deux missions annulées. La précarité du métier. On a beau signer un contrat, jusqu’au dernier moment tout peut être annulé.
“Le noms des personnes, des entreprises et des lieux ont été changés.”
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